Chapitre 39

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Lorsque la réunion avec les chefs de clan et le Mentor s'achève enfin, je m'effondre sur mon tabouret, vidée de force. Ce que je peux dire, c'est que leurs soi-disant palabres du soir ne sont en rien une obligation, venue d'une ancienne coutume, mais bien un simple moyen de pression pour tout étranger souhaitant parler avec eux. Le soleil était déjà haut quand je les ai rejoints, et ça n'a eu l'air de déranger personne. Torgan avait bien aplani les angles, et, secondée par Adhémar, O'Neill et le Troll, je n'ai essuyé qu'une vague assez timide d'agacements. Les explications, en revanche, ont été plus délicates, mais tous ont paru satisfaits par mes réponses. Certains moins que d'autres, mais ils ont tous déserté l'immense tente dressée au centre du campement, me permettant de souffler un peu.

- Diriger n'est jamais une chose évidente, n'est-ce pas ? s'amuse O'Neill en poussant une cruche d'eau vers moi.

Je le remercie du bout des lèvres et me penche sur la table pour chiper un verre en terre cuite. Les Centaures, avant d'être de puissants guerriers, sont d'incroyables artisans. Nombreux sont les Humains et autres Créatures en quête de leurs magnifiques travaux. C'est pourquoi leur campement regorge d'objets en tout genre, qu'ils vendent lors des marchés organisés majoritairement en Amérique du Nord. Enfin... qu'ils vendaient. Il n'empêche que cela est bien pratique, et me permet d'avoir de quoi m'asseoir, par exemple. Un détail que les Centaures ne comprennent pas forcément, eux qui dorment régulièrement sur leurs quatre jambes.

- Vous en savez quelque chose ? lui demandé-je, curieuse.

O'Neill m'adresse un sourire mutin, me prouvant qu'il ne me répondra pas. Pourtant, je ne me laisse pas abattre, et sais que, s'il reste dans le coin, il arrivera bien un moment où il voudra se confier sur son mystérieux passé. Ou peut-être arrivera le jour où il n'aura pas d'autres choix que de me l'avouer. Car une Fée en fuite, gardant un artefact assez puissant pour battre une Chimère et connaissant vraisemblablement Daegan... est inédit.

J'avale quelques gorgées en tirant sur mon harnais, qu'Oriope m'a ramené à la fin de la réunion, me disant que cela me serait certainement utile. Le regard que nous avons ensuite échangé était lourd de sous-entendus, et les paroles dites quelques heures plus tôt me sont revenues violemment au visage. Ma mesquinerie, devant le brasier emmenant Alban aux portes de l'EntreMonde, s'est rappelée à moi. Je lui ai souhaité d'être heureuse avec le Mentor, car il était difficile de vivre avec un être que l'on abhorre. Aujourd'hui, que puis-je dire de moi, qui vais devoir traverser les millénaires aux côtés du monstre qui me terrifie ? Qui m'a démolie, comme une lame de fond ? Qui m'a...

- Je suis désolée, pour votre femme, dis-je alors, m'extrayant précipitamment de mes pensées, en regardant O'Neill, seul être resté auprès de moi.

Adhémar et Torgan ne sont pas loin, mais sont occupés à deux tâches importantes. Le Démon a accepté de partir, seulement si l'un d'entre nous restait avec moi, et la Pixie s'est portée volontaire. D'après mon géniteur, Calixte, allongé à mes pieds sous la forme d'un gros puma, ne compte pas.

- Je ne l'aimais pas, ajouté-je en toute franchise, mais sa disparition devrait être pleurée, comme pour tous les êtres nous quittant à l'heure où nous parlons.

- Vous êtes gentille.

N'ayant jamais bien porté ce qualificatif, je penche la tête sur le côté, et la Fée se fait plus sérieuse.

- Vous n'avez pas à la pleurer, c'est elle qui a choisi de partir. C'est elle qui m'a placé le couteau dans les mains, et c'est encore elle qui m'a expliqué ne pas pouvoir déserter la Terre.

- C'est vous qui l'avez...

Je ne termine pas ma phrase, mais O'Neill acquiesce sèchement, les traits plissés par un bref chagrin.

L'Enfer est un Paradis, TOME 2 : La Rage des VertigesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant