L'Enfer est un Paradis, TOME 2 : La Rage des Vertiges

Chapitre 37

Ding, ding, ding fait le marchand de sable. Plic, ploc, plic, ploc font les tendons tendus. Ding, ding, ding, murmure le marchand de sable. Plic, ploc, plic, ploc font les gigots pendus. Veux-tu dormir, mon petit sucre d'orge ? Plic, ploc, plic, ploc font les lapins perdus. Veux-tu que je t'aide à parler, jeune enfant ?

Plic, ploc... Ding... Dong. Mes cauchemars et souvenirs s'entrechoquent violemment sous ma carapace, ravageant la barrière fine me tenant loin de mon passé. Elle se brise, et avec elle, des dizaines d'images surgissent et se déchirent devant mes yeux grands ouverts. Rares sont les moments doux et nombreux sont les instants où le sang se mêle à la pellicule acide de ce que j'ai dû traverser pour survivre. Il n'a fallu que la Chimère pour passer cette frontière, où je m'étais stoppée tant de fois, juste au bord. La folie me prend, m'avale, et me fait entrer dans son monde, où tout est décousu. Où la mort ne signifie rien, pas plus que la soif ou la faim.

J'ai vaincu tant de terreurs, tué des monstres et remonté la pente et pourtant... Il n'a fallu que la Chimère. Les paroles terribles de mon enfance, que ce soit celle dont j'ai souvenir ou l'autre, se mêlent dans une mélodie perverse. Le ding répond au ploc. Le rire du Démon s'accroche au sang de la viande, suspendue au mur. Les hurlements bestiaux des deux Hommes, sur le point de violer Adèle et moi, font écho dans la forêt obscure, où mes petits poings fermés tentent de me masquer l'effroyable réalité. Le couteau que je tenais est dans celui de la bête, prête à agrandir ma bouche pour me faire crier. La violence de la première scène s'accroche à l'attente terrifiante de la seconde, alors que tout explose autour de moi. Tout. Mes souvenirs. Les dings. Les plocs. Le sang. La mort. Le Démon.

-        Petite ? murmure une voix étouffée. Il serait bien que vous apparaissiez, rien qu'un instant.

Elle ne m'est pas inconnue, cette voix, mais, dans les tréfonds de mon être, je ne peux reconnaître que mes pleurs et mes propres tourments.

-        Par le Grand Spectre, femelle ! grogne-t-il ensuite à son interlocuteur. Je sais qui vous êtes, mais cessez de pointer cette chose dans ma direction ! Je ne m'occupe que de ma protégée, et vous laisse la charge du monstre si cela vous plaît tant de venir aider une âme perdue !

-        J'ignore encore pourquoi je ne vous ai pas réduit en cendre ! feule la femelle en question, visiblement enragée.

Celle-ci aussi m'est familière. Comme sortie de ma grotte, mon attention se détourne de la petite fille remontant l'escalier avec sa robe tachée de sang, pour se tourner vers la lumière et les cris.

-        Peut-être parce que vous connaissez les conséquences de votre acte ? se moque le mâle. Ma reine ne m'a peut-être pas à la bonne, mais je vous garantis qu'elle ne laissera pas passer cela. Surtout pas si la souveraine des Enfers elle-même a volé une âme lui appartenant.

Un grondement animal lui répond, avant que la voix s'apaise. Et que je sente une légère pression au-dessus de ma carapace.

-        Maintenant que les amabilités ont été échangées, j'aimerais que vous reveniez parmi nous, jeune fille. Nous avons des choses à faire et votre cocon, certes splendide, ne vous retiendra pas longtemps loin des problèmes.

-        Madame, ajoute un autre mâle d'une voix plus imposante. Nous avons besoin de vous.

Peut-être est-ce ça, ou leurs voix apaisantes qui me ramène parmi les vivants. Un instant, je plongeais dans les méandres de mon passé, un autre, mon carcan s'entrouvre et mes plumes se libèrent de leur apparence indestructible pour redevenir ce qu'elles sont. Aussi douces que de la soie, aussi souples qu'une herbe folle. Au lieu et place d'une immense clarté, l'obscurité m'accueille, me prouvant qu'effectivement, les problèmes demeurent. Et le beau temps ne vient pas forcément après la pluie.