Florent avait un repère temporel très précis : il était en terminale et se préparait, avec autant d'assurance que d'insouciance, à rentrer dans une prestigieuse école parisienne. Son amant de l'époque, lui même diplômé de cette école, lui avait présenté F, qui y occupait un poste d'enseignant. Dans quelle circonstance il se trouva à passer la nuit avec F? Peut-être après cette séance de cinéma dont je vous ai parlé. Mais cela n'explique pas qu'il fut possible de quitter le domicile familial pour une nuit entière et ne reparaître que le lendemain...Toujours est-il qu'il se retrouva seul avec F dans un appartement exigu et sans charme, autant qu'il se souvienne, arrosé de la lumière fade d'un abat jour fatigué. F avait déplié le canapé et c'est sur cette couche malcommode, dont la ferraille grinçait sous les fesses, qu'il proposa à Florent de dormir, avec lui à ses côtés naturellement. La lumière ne fut éteinte que lorsque chacun eut parcouru les journaux du soir. Florent se tint sur le bord extrême du sommier. Il finit par s'endormir, et ne se réveilla qu'aux premières lueurs du jour. Ainsi Socrate partagea la couche d'Alcibiade sans qu'ils devinrent amants.
Platon rapporte au contraire que Socrate refusa de partager la couche d'Alcibiade qui était jeune et beau alors que lui-même était laid et d'âge mûr, montrant ainsi la maîtrise de ses émotions et de ses sentiments, renversant même le rapport de force en sa faveur, expliquant son refus net par un déséquilibre entre la valeur de son esprit et de sa personne, et la piètre offrande d'un corps, certes très beau mais éphémère, et peu soutenu par la force du caractère.
Cette leçon socratique de la tempérance a été depuis oubliée. En tout cas à l'époque contemporaine. Ce qui vaut à la communauté gay un certain mépris. « Vous l'avez bien cherché! » lançaient les passants aux manifestants d'Act Up. J'ai déjà parlé des sources de cette intempérance si prononcée, et même revendiquée chez les gays. Rien de l'arrête, pas même le mariage qui ne joue plus, ou bien mal son rôle de frein au vagabondage sexuel. Le beurre et l'argent du beurre! Les liens du mariage sont juste noués et le couple reste pourtant ouvert. Poly amoureux...Enfin ça c'est un concept cher surtout à ceux qui ont du mal a se fixer. Beau concept tout de même, poussé par la jeune génération. Celle qui noue sa serviette autour de la taille avant d'enlever son maillot de bain et renfiler son shorty, allez comprendre...Pudeur qui se fondra une heure plus tard dans la promiscuité.
"Ceux qui se soumettent à un pareil despotisme des appétits vouent à la ruine leur corps, leur âme et leur maison" (Xenophon cité par Foucault dans l'usage des plaisirs).
Faut-il le prendre à la lettre ou revendiquer, contre Socrate, contre Xénophon, le droit de se perdre?
La mauvaise raison est de brûler la chandelle par les deux bouts pour qu'elle se finisse au plus vite.
La bonne est d'échapper enfin à une société qui surveille et contrôle, dicte et nous conduit toujours plus loin dans un monde Orwellien. N'est-il pas judicieux et sain de perdre pied, de sombrer pour échapper un temps au contrôle de soi-meme? L'aversion au risque ouvre la porte à une mort immédiate, en quelque sorte consommée par avance, conséquence du refus d'expérimenter et de vivre.
Le jeu le plus subtil n'est pas de résister toujours, mais de chavirer avant de se reprendre, en ayant beaucoup appris dans la tempête. Quel délice que de se promener au bord du gouffre, tomber est prendre son envol, expérimenter des sensations nouvelles que l'esprit pur jamais n'osera goûter.
L'instant le plus précieux est celui où le vent monte, tourne, gonfle la voile, entraîne le navire, rompt les amarres. Bateau ivre, frayeur de la tempête, peur du naufrage peut-être...Mais quel plus beau rivage, au terme du voyage, que celui d'un visage aimé pour une heure ou pour une nuit, pays conquis puis abandonné...c'était pour le plaisir de découvrir et de raconter, de retour sous la couette conjugale. C'était bien? Pas mal en effet, car l'amateur d'art, à force de voir des œuvres, progresse dans son jugement...Il lui arrive de se tromper surtout au sujet des ces œuvres si particulières de l'art vivant. Et après?
Contrairement à ce que vous pouvez penser, ce lâché prise, n'est pas plus facile dans les jeunes années. Le sens de l'équilibre est un préalable à cet exercice et réclame un niveau de conscience qui ne s'acquiert que plus tard.
Florent essayait de se souvenir, sur une durée allant de ses quinze ans au moment de passer le cap de la trentaine, et d'un point de vue historique, des périodes de retenue et de celles plus fastes et débridées. D'un point de vue historique, c'est à dire en tenant compte des éléments de contextes et des évolutions sociales qui déterminaient pour partie son comportement. L'exercice était difficile en cela que cette perspective historique se superposait à la géographie beaucoup plus étroite de sa propre vie. L'adolescence est l'âge des débordements, des appétits insatiables. En 1982 la majorité sexuelle est enfin alignée pour les hétérosexuels et les homosexuels. Florent n'avait pas attendu jusque là. Il pratiquait depuis six ans déjà le détournement de majeurs et bien peu en étaient effrayés. L'évolution culturelle avait précédé la loi. La communauté homosexuelle avait profité d'un élan plus large, après le mouvement étudiant de 68 et la diffusion de la pilule. Le couvercle se referme pourtant en même temps que cette loi d'égalité, avec l'arrivée du Sida. Florent se souvenait de la mort de Klaus Nomi, à l'été 1983. Le signal devient évident, la peur s'installe. La particularité de la maladie est son temps de latence particulièrement long. Cinq à dix ans...parfois plus. Ainsi toute une génération est dans l'attente et se regarde dans la glace. L'arrivée des tests de dépistage en 1985 ne changera pas tout. Aucun traitement n'existe. Certains veulent savoir, beaucoup ne veulent surtout pas savoir...Les médecins ne sont pas encore formés et ne repèrent pas les "primo infections", état grippal qui survient dans les trente jours de la contamination, où pas...Le virus s'installe, ni vu ni connu. Alors tout une génération se regarde dans la glace, puis oublie. Il fallait bien continuer à vivre, avec les codes d'avant, faute d'en avoir inventé de nouveaux. Le temps des hommes, le temps de l'histoire...Quarante ans plus tard ne sommes nous pas encore dans cette "culture gymnique", qui laissait Daniel Defert songeur? Le pas des hommes est lent!
Il y eut bien, dans la fin des années 80 des tentatives d'une sexualité à la fois "safe" et ouverte. C'était particulièrement sordide, proche de la danse macabre. Cette intempérance responsable était une négation du jeu de la sexualité et l'annonce crue de la mort prochaine. Ironie cruelle du sort, ce sexe « safe » venait après que la mort se fut invitée sur la scène. Triste ou satisfaite de la lente agonie de ses victimes?
Florent savait trop que la vie est liée au jeu, au risque, que seule la mort est écrite d'avance, sans que le lieu, ni l'heure ni les modalités ne soient fixées. Le chat n'attrapera pas la souris tout de suite...N'est-ce pas la seule chose qui compte?
Dans les années qui ont suivi, la question de la tempérance est de toute façon passée, pour Florent, au second plan. Il ne se souvenait plus ce qui avait provoqué cette bifurcation. Certainement pas la peur nous l'avons dit. La peur ne pouvait gâcher à elle seule ni son appétit ni son goût du jeu. Il n'y eut certainement aucun déclic concret ou réfléchi mais une volonté très pragmatique de trouver un mari. Il savait à la fois que l'amour ne se décrète pas mais qu'il peut se construire et il était prêt à traiter la question exactement comme n'importe quelle affaire concrète. Ainsi il enchaîna plusieurs histoires sans se soucier de savoir des le départ si ce serait la bonne. Il était prêt à faire les concessions nécessaires. Il était aussi convaincu qu'il pouvait obtenir ce qu'il cherchait. Il n'en avait jamais douté, pas plus que de la légitimité de son désir lorsqu'il avait quinze ans. Comment rencontra-t-il les différents garçons? Il n'en avait à peu près aucun souvenir...Trois d'entre eux habitaient non loin de chez lui et il est plus que probable qu'il les avaient rencontrés aux abords de canal Saint Martin qui était alors un lieu de drague connu et passablement fréquenté. De chez lui, il y allait à pied, en passant d'abord par la rue Rebeval, qu'il descendait jusqu'au boulevard de la Villette, avant de rejoindre la place du Colonel Fabien, et de la, les rives du canal. Tout le quartier était d'ailleurs un lieu de rencontre, les quais, les dessous de l'écluse, mais aussi la station service, fermée la nuit, mais pas pour tout le monde, les chantiers de construction aux alentours (il n'y avait à cette époque ni caméra de surveillance ni gardiennage organisé...). Il est donc probable qu'il ait rencontré la cet ingénieur de chez Sanofi, qui cachait ses cassettes porno dans son bac à légumes, jouait au rugby, et aimait les garçons très jeunes. Ils se virent un certain temps, et Florent lui sembla quand même trop âgé (a 28 ou 29 ans...) pour correspondre à ses attentes...Florent rencontra ensuite un stewart, gentil mais d'un ennui parfait. Si le destin l'a placé sur mon chemin, je devrai m'en contenter, se disait Florent...Il ne se souvenait plus de la façon dont il s'était défait de ce pansement. Si seulement Florent avait tenu un journal...Ni l'un ni l'autre ne croyait à cette histoire.
Un autre allait bientôt commencer...Florent n'était plus Alcibiade, il ne voulait pas être Socrate. Il cherchait un homme qui le rende heureux dans un rapport d'égalité et ne doutait pas qu'il allait le trouver.
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Gay Paris
General FictionGeorges CHAUNCEY n'a pas encore publié la suite de Gay New York. Le personnage de cette biographie a tant attendu ce deuxième tome. Il désespère. Alors il a écrit une histoire, sur le dos ce qu'il a vécu. Regard personnel mais aussi réflexion socio...