Pratiques, identité, monde, culture, communautés, inclusion, exclusion. D'un point de vue sociologique rien à dire, Chauncey le descend parfaitement cet escalier, pas une fausse note, pas un faux pas. Lorsque Rousseau rencontre, place Bellecourt, à Lyon, un homme qui lui propose de « s'amuser de concert » nous sommes dans la pratique. Cet homme peut avoir une femme, des enfants, et cet amusement de quelques instants ne prête pas à conséquence, il n'a pas de nom et ne va pas au delà du plaisir pris et donné. Enfin ni vous ni moi n'y étions...et d'ailleurs Rousseau nous informe qu'il a décliné l'invitation.
L'identité? Double! Deux pour le prix d'une! Que demander de plus? Jusqu'à aujourd'hui. Tout dire est une impolitesse disait Cocteau. Docteur Jekyll et Mr Hyde ça vous va? De jour, de nuit, pas les mêmes. Et une identité suppose de s'identifier, de retrouver son image dans l'autre. L'expérience ne sera agréable et constructive que si cette image est un tant soi peu positive. Ressembler au personnage triste de Modiano, René Meinthe? Non merci. Villa Triste paraît en 1975 et c'était tout à fait le genre de personnage que vous pouviez rencontrer, en province et à Paris. Le parrain de Florent était ce genre de personnage, entouré de femmes qui ne partageaient avec lui que leur tristesse, sorte de lanterne autour de laquelle venaient tourner des oiseaux de nuit peu recommandables. Un homme « trop gentil » que l'oncle et la tante de Florent fréquentaient pour « faire moderne », et aussi pour l'odeur de souffre. Plus encore? Ce parrain dont on ne parlait jamais à table avait fini par disparaître à jamais. Où, pourquoi? Autant chercher la trace de Dora Bruder...Voilà pour la province.
À Paris aussi il y en avait, des vieilles tapettes aigries et friquées, qui avaient passé leur vie à amasser de la tune mais n'avaient jamais trouvé le bonheur. Florent en avait croisé, dans l'entourage de ses amis, un commissaire priseur qui avait un appartement place des Vosges, avec des grandes pièces tristes et des meubles laqués rouges, portait des manteaux de fourrure voyants et distillait d'une voie aigre des plaisanteries acides lorsqu'ils parcouraient en bande les expositions, le dimanche après-midi, au Grand-Palais ou ailleurs.
Bien entendu c'était la fin de ces personnages et les garçons plus jeunes ne leur ressemblaient pas du tout. Mais entre cette fin des années soixante dix, et le début des années d'épidémie de SIDA la fenêtre de tir a été mince. Il fallait viser juste, ne pas prendre de retard. Cette double identité, elle est restée jusqu'à ce jour même si les territoires sont désormais inégaux. J'y reviendrai.
Mais l'identité double n'interdit pas de se reconnaître. Ce qui est caché pour les uns est explicite pour les autres. Double langage. Le monde est d'abord une géographie : déserts, milieux hostiles, mais aussi oasis fertiles, forêts profondes et sources fraîches. Des pratiques et des lieux, lieux publics, lieux de commerce, lieux privés pour ceux qui ont la chance de l'intimité. Des endroits, un monde à part, des codes, une culture, bientôt des modes de vie. Une communauté? Pas si vite! Une ou des communautés? Lorsque Florent participait aux activités de AIDES, son futur mari militait chez Act Up. Deux mondes...Le premier était fréquenté par les énarques qui avaient déplacé dans la sphère associative leurs querelles de pouvoir et leurs ambitions, des médecins, des avocats qui ne dédaignaient pas les effets de robe, et remplissaient leur carnet d'adresse. Daumier se serait amusé de ce petit monde qui avait peur mais pas seulement. Chacun poursuivait sa galerie comme les termites dans le bois. Communauté superficielle qui supportait d'autres allégeances? En tout cas communauté des colloques et des institutions, liens multiples avec les ministères. Mais disait le professeur d'histoire de Florent, il n'y a pas que les grandes choses qui soient fondatrices.
Le monde d'Act Up était bien différent, habité par ceux qui étaient dedans, c'est à dire séropositifs, en attente d'un traitement qui fonctionne, car la perspective était alors celle d'une mort lente et atroce qui à chaque sortie d'un séjour à l'hôpital vous trouvait plus affaibli, déprimé, proche de la fin. Dedans et prêt à en découdre, pas à rester polis, prêts à débusquer les intérêts mesquins, à bousculer les ronds de cuir, le confort hideux de la haute fonction publique, des grands laboratoires pharmaceutiques. Ce monde là, Florent ne l'avait vraiment découvert qu'en 2017, en allant voir au cinéma 120 battements par minutes, sorte de pavé dans la mare de l'oubli, l'oubli des souffrances, du danger, des discriminations qu'avaient vécus les malades et leurs amants, abandonnés par la famille, chassés de chez eux car le droit ne les protégeait pas de la famille rapace. A qui pouvait-ils parler de ce qu'il avaient vécu? Florent se souvenait être parti en vacances avec André G, peu après la mort de son amant. André l'avait porté, jusqu'au bout, au sens propre du terme, comme il faut porter un malade, trop faible pour se déplacer, dans le grand appartement qui donnait sur l'avenue D. Il avait porté ce corps qui ne pesait plus rien, il avait porté cette force de caractère et cet amour qui remplissaient son âme. Il l'avait porté jusqu'à temps que son amant décide d'arrêter tout, d'arrêter les médicaments qui ne pouvaient rien, qui ne pouvaient plus rien, pas même ralentir la marche de la mort, et de mourir là, dans les bras qui lui serviraient de linceul.
Ces vacances c'était peu après...André G n'avait pu se détacher de ce drame qui grouillait encore. Florent rentrait le soir et il le trouvait en train de pleurer. Un mot, une image, un livre, lui rappelaient la puanteur de la maladie et de la mort qui approchait.
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Gay Paris
Fiction généraleGeorges CHAUNCEY n'a pas encore publié la suite de Gay New York. Le personnage de cette biographie a tant attendu ce deuxième tome. Il désespère. Alors il a écrit une histoire, sur le dos ce qu'il a vécu. Regard personnel mais aussi réflexion socio...