Esthétique

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Esthétique. L'esthétique définit étymologiquement la science du sensible. Florent se souvenait avoir invité, en compagnie de son mari, un écrivain sud américain, qui utilisait le terme de « garçons sensibles » pour parler des gays. Il avait de la littérature française une connaissance encyclopédique. Fidèle à son habitude, Florent s'était fourvoyé sur le titre d'un livre et avait parlé des « cloches de Genève » quand il voulait parler des « cloches de Bales » d'Aragon. Il avait confondu avec les années de pèlerinage de Franz Liszt. Le mari de Florent avait relevé l'erreur...
Reste à savoir pourquoi les gays seraient des « garçons sensibles ». Placés dans une position de bascule, n'ayant ni le point de vue d'un garçon ni celui d'une fille, ils auraient naturellement cette acuité visuelle, cette capacité à sentir le moindre mouvement, le moindre contrepoids?
Florent ne se souvenait plus trop comment lui était venue cette préoccupation esthétique, enfin si, la porte d'entrée était assez évidente, ses parents avaient remarqué qu'il dessinait bien ce petit, des voitures, des poissons, des maisons, toutes sortes de choses, avec un trait déjà sur. Non pas des robes, des tutus, des jupes à fleur et des corsets comme Saint-Laurent, et d'ailleurs c'était tant mieux, car cela n'aurait pas été accepté pour un garçon de la très moyenne bourgeoisie des années 60. Naturellement à l'école il y avait des cours de dessin et de peinture. Il avait gardé une photo qui le représentait en train de peindre, à l'école, avec sa blouse bleue et un air assez niais. Il devait avoir six ans, de l'ordre de, et son mari avait gardé cette photo comme une relique. Cette préoccupation ne s'était pas perdue par la suite et vers 13 ans sa mère l'avait inscrit au cours de peinture municipal, dans un atelier installé au rez-de-chaussée d'un immeuble en forme de barre qui faisait face à l'autoroute, et qui sentait la pisse de chat parce que tous les chats du quartier y étaient accueillis et y prenaient leurs aises. A partir de là et pour un bon moment Florent fut autorisé à avoir des préoccupations esthétiques, ce que personne ne songea à rapprocher de son côté « garçon sensible ».
Les cours de peinture ouvrèrent la porte à la fréquentation des musées, le Louvre, l'Orangerie, le Jeu de Paume, le Centre Pompidou. Les trois premiers au moins se trouvent dans le périmètre du jardin des tuileries, célèbre lieu de drague des années 70 et 80, ce qui fait qu'il n'y avait qu'un pas entre l'esthétique et le sensible.
Pourtant ce pas ne serait franchi que plus tard ce qui prouve que la préoccupation esthétique était sincère et venue en premier. Le sensible précède l'éveil des sens, parce que la nature de l'être est différente, avant même que la sexualité de l'adolescent puis de l'adulte ne s'en mêle. Refuge face à l'ostracisme qui se fait déjà sentir? Besoin d'un monde rêvé et plus parfait, plus inclusif et divers? L'accès à l'art est une ouverture sur un monde fabriqué pour une part non négligeable par d'autres garçons sensibles. Sans le dire ouvertement ils envoient des messages par leur art...Boucle de rétroaction positive, porte enfin ouverte vers un chez soi qui accepte la différence.
Les garçons sensibles accèdent à tous les langages codés de l'artiste qui ne peut exprimer sa vérité et celle de ses semblables que par des moyens détournés.
Ainsi Julien Green faisait semblant de s'offusquer de la lourdeur d'esprit des critiques a propos d'Epaves. Le texte est en italique (donc ne figure pas dans le journal publié de son vivant): « Un peu agacé de ce que personne ne voit dans Épaves le drame sexuel dont il est question. Au fond c'est l'histoire d'un inverti marié. Il ne sait pas qu'il est inverti ; c'est un homme qui meurt lentement sans connaître le nom de sa maladie, sans se rendre compte, même, qu'il est malade. Cela je ne l'ai pas dit mais la chose est évidente. »
Il avait pensé tout dire mais son cher Robert l'en a dissuadé.
Robert de Saint Jean pensait qu'il ne fallait pas tout dire au sens où Cocteau disait que tout dire est une impolitesse. Donnez la clé du roman et la porte s'ouvre bêtement, le lecteur n'a plus rien à inventer.
Robert n'avait donc raison que d'un point de vue littéraire. Pour le reste...Chaque époque décide de ce qui peut être dit ou pas. Le couvercle peut être dur à soulever, même pour les plus hardis et éclairés. Quarante ans plus tard Tennessee Williams s'exprimait encore en langage codé. Les ficelles sont plus grosses? C'est à voir...Le printemps Romain de Mrs Stone est évidemment une allégorie du monde gay. Mais seul un lecteur appartenant à ce monde peut le voir au premier coup d'œil.
A dix huit ans, Florent avait compris ce que le monde de l'art apporte de richesse intérieure, la puissance de la réflexion qu'il engendre, et les portes qu'il ouvre en vous plaçant d'emblée à une hauteur de vie que peu de gens peuvent atteindre. L'esthétique n'était pas pour lui de l'ordre de la décoration. Il fut un moment amant d'un certain Christian de G qui avait fait Camondo. Il décorait des appartements avec des fresques d'inspiration égyptienne...Florent n'était ni impressionné ni séduit. Cet amant prit l'avion pour la Californie pour ne plus revenir...
Lorsque Florent eut trente ans il rencontra sa moitié .Ce nouvel amant et futur mari venait de découvrir la musique et s'était mis en tête de devenir chanteur lyrique . Florent se prit soudain pour Velasquez et multiplia les portraits. Ce qui devait être l'envol fut le chant du cygne. Il cessa bientôt de peindre. Pourquoi? La question lui fut posée presque trente ans plus tard et il en fut embarrassé. Il avait pourtant réfléchi à la question...Il savait que l'art est fait pour les timides qui ne savent pas communiquer avec le monde ou pour les extravertis pour lesquels un moyen supplémentaire de communication relève de l'indispensable. Florent faisait partie de la première catégorie et l'arrivée de son mari lui avait permis de jeter de nouveaux ponts avec le reste de l'humanité. Il avait quitté le monde de l'art, exigeant , fou et solitaire pour une vie ordinaire et mieux remplie, embrassant  ainsi la simplicité du bonheur. Il ne songeait pas à s'en plaindre. Il arrivait plus facilement à mettre du génie dans sa vie quotidienne à travers la relation fusionnelle qu il entretenait avec son cher et tendre , et que ses proches avaient du mal à comprendre et à saisir, que dans l accomplissement de son art qu il délaissait peu à peu  et n arrivait plus à transcender ..

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