« J'appelle « art pede », par facilité je l'avoue, certaines œuvres gênantes de singeries, de maniérisme, d'allure dansante et chantonnante, de coquetterie injustifiée, de minauderies superflues, autant d'attributs manifestes, quoique exprimes au ralenti et à travers une gravité feutrée, du film l'Evangile selon Saint Matthieu. Je ne sais d'ailleurs pas du tout si Monsieur Pasolini est « de la jaquette » ou pas. Mais je vois que son film en est, et que ça me gêne beaucoup ». Ainsi s'exprimait Michel Cournot dans Le Nouvel Observateur, le 4 mars 1965. Ainsi, alors que Florent n'avait que quatre ans la société bien pensante complotait contre ce qu'il était déjà, contre ce qu'il allait devenir, contre ses frères. Florent n'avait que quatre ans et naturellement n'avait jamais entendu parler de Pier Paolo Pasolini, mais s'il avait été invité à un repas de famille, le dimanche, Florent pensait qu'il aurait été immédiatement attiré par ce Monsieur étrange. Enfin pas de danger car les repas de famille étaient des repas de famille...Pas d'étrangers...Jamais, ou alors les copains de son père. Il y en avait deux, facile à compter. Donc pas moyen de rencontrer des gens pas comme les autres. Et surtout pas des gens subversifs comme Pier Paolo Pasolini. Il était mort en 1975, dans les mêmes conditions que le Caravage. Enfin pas exactement...Mais tous les deux sur la plage...Il y avait un lien très fort entre ces personnages. L'un et l'autre aux antipodes de la fiotte maniérée. Cette critique sur l'art pede était d'autant plus significative, d'une volonté de classer, de repousser de l'autre côté de la frontière tout ce qui pouvait être contraire à l'idée de virilité. Idée et construction sociale.
Pourtant ce Michel Cournot mettait le doigt sur une question intéressante. Car il est indéniable que l'on ait privé de parole les pedes, pendant des siècles, et qu'il a bien fallu qu'ils s'expriment, qu'ils créent un autre monde pour pouvoir exister. Il n'y a pas d'art sans nécessité. En voilà une. L'art est leur descendance, il enlève à leur vieillesse ce qu'elle a d'inacceptable. Car les vieux doivent transmettre avant de disparaître! Éloignés des enfants par une société méfiante il reste aux pedes le don de leurs œuvres à la postérité. A condition qu'ils puissent s'élever au niveau requis. Leonard, flamboyant, après un procès en sodomie, se sera caché toute sa vie. Au seizième siècle l'artiste prend son envol, il se détache de l'artisan et devient un personnage qui met en valeur son protecteur. Ainsi seront tolérées des mœurs que seuls les puissants peuvent s'autoriser. Le rang cache la déviance...le génie l'excuse.
Comment dire, quand on a le devoir de taire? Le secret est enfoui si profond qu'il n'est plus une vérité mais un tourment. Alors il faut le transcender, le transformer en art...pour ceux qui peuvent...
Récemment les femmes ont repris leur place dans le monde de l'art. Mais combien n'ont pu faire carrière parce qu'on leur a barré la route? Les homosexuels ont été confrontés aux mêmes obstacles. Pour un qui a franchi les portes dix sont tombés avant! Comment trouver la trace de ces échecs, de ces empêchements, de ces suicides, quand l'histoire est une machine à cacher la vérité. Hidden history...
Pourtant ce Michel Cournot posait une question effrayante...L'art pede est-il à ce point reconnaissable? Cette frayeur était celle qu'avait pu éprouver Florent lorsque dans la rue, dans le métro, dans un café, dans la file d'un cinéma, un type croisait son regard, ou pire, rien qu'à le regarder marcher, le classait dans la catégorie des tantes, et se mettait à s'énerver, puis a l'invectiver. Florent avait une théorie la dessus. En général l'agresseur luttait en réalité contre des frontières un peu floues, des tentations...Ce Michel Cournot devait être de cette engeance.
La meilleure façon de ne pas avoir peur est d'affronter le danger et de prendre plaisir au combat. Certes, mais ces fous furieux sont souvent irraisonnés, ivres de la violence des pulsions. Elle provoque leur colère, les pousse au meurtre. Tout pour ne pas avouer la tentation que fait naître la possibilité d'un désir.
Le désir refoulé se résout dans la violence ou dans l'art. Thomas Mann écrit Mort à Venise en 1911, et raconte une histoire bien étrange pour lui qui aura six enfants. Ses carnets publiés en 1975 montreront qu'il a écrit son histoire...et parlé de son désir pour les garçons. Julien Green choisit de se taire et n'autorisera la parution de son journal intégral que vingt ans après sa mort. La version officielle comportait des blancs qui ne seraient comblés que lorsque le temps aurait passé et que seraient morts tous ceux qui auraient pu s'offusquer d'un tel déballage. Et les héritiers? Sont-ils fiers ou choqués qu'un grand oncle ou un lointain cousin se soit fait enfiler par Julien Green? L'art pede est un art de l'esquive. L'art de l'esquive est une condition de survie pour les pedes. Ainsi ils sont proches de l'art, habiles à compter des histoires qui brouillent les pistes, semblent nous éloigner du réel pour mieux nous ramener à la vérité de l'homme. Il n'est pas de pire mensonge que celui qu'on se raconte à soi-même. En nous laissant la version intégrale Julien Green nous confirme qu'il assumait mais ne voulait pas dire. Au contraire d'un Genêt qui voulait tout dire...et plus que la vérité. Avec Genet les fantasmes deviennent vérité et tant pis pour ceux qui étaient déjà dégoûtés par l'humble vérité. Tout dire et au delà, à ne plus démêler le vrai du faux. Quel génie! Quelle littérature! Genet avait un tel genie de l'inversion qu'il vous faisait sentir l'absolue virilité des tantes...Et tout le bien qu'il y'a dans le mal...
L'art pede dérange, déroute, et c'est déjà ce qui le rattache au monde de l'art.
L'art pede est un regard décalé et nécessairement inventif pour les autres. Ce que vous voyez de face ils le voient sous un autre angle. Un pede qui vous parle de lui, de son univers, vous parle encore de vous, en votre qualité d'être humain, et vous ne pouvez accéder à cette richesse que si vous acceptez cette vérité. Cette vérité qui dérangeait Michel Cournot...
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Gay Paris
General FictionGeorges CHAUNCEY n'a pas encore publié la suite de Gay New York. Le personnage de cette biographie a tant attendu ce deuxième tome. Il désespère. Alors il a écrit une histoire, sur le dos ce qu'il a vécu. Regard personnel mais aussi réflexion socio...