Réseaux
Florent lisait peu, mais en réalité beaucoup plus que la majorité de ses concitoyens. Pourtant il n'achetait jamais aucun livre. Son mari s'en chargeait. Les bibliothèques débordaient. Les livres s'empilaient, il y en avait plusieurs rangées. Il était difficile de retrouver un titre en particulier. Quand mème, certains auteurs étaient classés au même endroit. Avant les vacances surtout, il fallait mettre deux ou trois volumes dans la valise...Parfois il s'agissait d'une nouveauté, simplement posée sur la table basse.
Ainsi, il s'était emparé de Chevreuse, le dernier Modiano. A chaque fois qu'il ouvrait un Modiano, il savait que ce serait une sorte de Soulages : variation sur le même thème. Naturellement, il s'attendait à être un peu déçu. Le livre de trop...Comme une recette dont vous finissez par vous lasser. Mais cela n'était pas arrivé. Chevreuse...Le titre lui-même était une histoire, pas celle de l'auteur, celle du lecteur. Le tour de magie commençait des la couverture. Florent ne se souvenait pas avoir lu les mémoires du cardinal de Retz, mais il avait souvent entendu son grand-père parler de la Vallée de Chevreuse. Son frère y habitait. Un personnage peu recommandable que la famille refusait de fréquenter. Florent n'y était donc jamais allé, chez ce frère qu'il n'avait vu qu'en photo, mais dont on parlait quand même dans les déjeuners de famille.
Ce que Florent aimait dans les romans de Modiano c'était ce millefeuille historique où les dates se mélangeaient. Les livres étaient rarement épais. Mais ils empilaient toujours cinquante ans d'histoire. Le lecteur était placé dans une perspective historique. Non pas l'histoire officielle, mais l'histoire personnelle, moins précise, mais plus vraie. C'était ce qui intéressait Florent. Après tout, lui aussi se plaçait dans une perspective historique et sa mémoire lui permettait d'empiler des images, parfois très nettes, sur plus de cinquante ans maintenant. Il suffisait que Modiano ouvre une porte...Elle ouvrait sur d'autres portes, un jardin parfois. La porte n'était pas toujours une porte. Tout était prétexte : un nom de rue, un panneau publicitaire, un numéro de téléphone. Auteuil 15.28...Modiano avait du mal à franchir les étapes. Son personnage apprend de manière très improbable que les numéros comportent désormais sept chiffres. Florent n'avait connu que des numéros à huit chiffres. Quant au réseau...Il ne savait plus lui-même s'il avait un jour expérimenté cette sorte de réseau dont parlait Modiano : d'anciens numéros sans abonnés sur lesquels on pouvait se retrouver à plusieurs. Florent se souvenait juste de conversations téléphoniques au cours desquelles on pouvait entendre d'autres appels, en arrière fond. Lorsqu'il avait commencé à se servir du réseau l'affaire était devenue autrement sérieuse. Il s'agissait de numéros surtaxés sur lesquels on pouvait déposer une annonce avec un numéro de téléphone. Il ne se souvenait d'ailleurs plus comment ça fonctionnait exactement. Il y avait l'offre et la demande. Il lui semblait qu'on pouvait écouter les annonces, noter les numéros de téléphone à la volée et rappeler les mecs qui vous intéressaient. Au bout d'un moment on coulait et il fallait rappeler pour poursuivre la recherche...C'était assez onéreux mais moins que le Minitel qui coexistait. Et finalement on risquait moins de se laisser entraîner dans des conversations sans fin. Sur le réseau on « coulait »...Florent n'était pas très doué. Sa voix n'était pas assez assurée. C'était avant qu'il ne rencontre son mari. Il n'avait pas confiance en lui. Une fois il s'était amusé à prendre l'accent africain. Un nombre incalculable de mecs avait rappelé. Le téléphone avait chauffé pendant une heure au moins. Un type en moto voulait venir tout de suite...du 18ème, il s'en souvenait.
« Je sors la moto, je suis chez toi en dix minutes... », le gars avait insisté, persuadé de tenir le coup de sa vie. Naturellement Florent l'avait éconduit. Enfin il s'était bien amusé au dépend de ces garçons qui prenaient les africains et les antillais pour des objets sexuels de première classe. Plus le type était « local » plus ça les excitait.
Florent avait de nouveau fréquenté le réseau des années plus tard, après s'être installé avec son mari. C'était une occupation du dimanche après-midi, surtout en hiver lorsqu'ils n'avaient pas envie de sortir. La concurrence d'internet avait commencé, mais ce vieux truc fonctionnait toujours. Un jour un mec est venu, après une brève conversation sur le réseau. Très sympathique, et il leur a donné un numéro gratuit. Ainsi ils pouvaient utiliser le réseau mais sans craindre les factures. Ça rappelait le réseau de Modiano, avec des numéros que seuls quelques individus connaissaient...Pourquoi ce numéro gratuit? Ils n'en avaient aucune idée. Ils n'avaient pas posé la question. Ils se sont bien amusé pendant des semaines. Florent ne se rappelait plus dans quelles circonstances ça s'était terminé. Le numéro ne fonctionnait plus...
Les gays ont toujours aimé les réseaux et ce contact si direct, avec des inconnus, qui cessent de l'être le moment d'après, avant, la plupart du temps, de retomber dans l'oubli. Toujours aimé? Le goût de la chasse, la crainte d'être chassés...La nécessité de faire vite, depuis toujours, pour ne pas être découverts...Pas de temps à perdre. Autrefois un simple regard échangé dans la rue, maintenant quelques paroles sur le réseau, demain quelques messages sur les sites de rencontre. Au fond les rencontres n'avaient pas cessé d'être furtives. Les loups prennent la fuite lorsqu'un prédateur plus gros qu'eux s'approche de la proie qu'ils étaient en train de dévorer. La peur de l'autre, de la trahison. Un jeu peut-être, une nécessité liée à l'histoire de la communauté...Florent avait revu Maurice de James Ivory et il avait été frappé du risque que prenait Maurice avec Scudder, qui pouvait le faire chanter. C'était le XIXème siècle, dans l'Angleterre d'Oscar Wilde...Un siècle plus tôt...Mais quand le père de Florent avait découvert, en fouillant dans ses affaires, qu'il était homosexuel, il avait menacé d'appeler son amant de l'époque. Florent avait quinze ans, son amant trente cinq...Détournement de majeur...Son père n'avait pas eu les couilles...
Les réseaux ça pouvait être risqué. On y trouvait des gens étranges et pas toujours très fréquentables, comme dans les romans de Modiano...Florent était persuadé que Richard B avait fini de cette façon. Dans un autre cas, un de ses amis avait retrouvé son appartement saccagé, avec des inscriptions obscènes sur les murs...Un sous-locataire avait fait venir des marlous rencontrés sur le réseau. Ils l'avait attaché, maltraité, et ils avaient mis la maison sans-dessus dessous avant d'emporter les biens de valeur. Florent se méfiait toujours. Il veillait à obtenir un numéro de téléphone et concluait l'affaire de cette façon. Mieux encore il faisait lanterner les prétendants, ce qui était un excellent moyen de les motiver, et permettait de juger de la nature réelle de leur projet.
Les réseaux téléphoniques des années 1990 favorisaient la tempérance des pratiquants, au moins ceux qui savaient compter et tenir un budget. Après plusieurs « coulages » il devenait clair que l'abandon était le plus sage. L'arrivée de l'internet et l'offre illimitée a fait exploser cette barrière. La drogue à bas prix a encore accéléré le mouvement en multipliant les marathoniens.
La pandémie de Covid-19 a rendu cette course impossible, sauf pour les plus cinglés. Beaucoup ont coulé, temporairement ou définitivement. Lorsque les vaccins sont arrivés et que l'affaire s'est tassée, il semblait à Florent qu'il ne restait que les vieux sur les réseaux. Les autres avaient migré ailleurs. Enfin il ne savait pas trop...
Comment se terminait "Cheuvreuse"? Il ne s'en souvenait plus.
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Gay Paris
General FictionGeorges CHAUNCEY n'a pas encore publié la suite de Gay New York. Le personnage de cette biographie a tant attendu ce deuxième tome. Il désespère. Alors il a écrit une histoire, sur le dos ce qu'il a vécu. Regard personnel mais aussi réflexion socio...