L'inversion.
Florent imaginait que Chauncey devait être un peu fatigué après toutes ces années de recherche et d'exaspération de ne trouver que si peu de choses. Car enfin on est censé tout trouver sur internet, mais des que l'on fouille un peu il vous manque des pans entiers de votre propre histoire, vous ne retrouvez que des bouts, comme un document déchiré, passe à la broyeuse. Il faut prendre ces vermicelles, les poser sur la table et tenter d'en tirer quelques indice d'une vérité perdue ou si transformée qu'elle en est méconnaissable. Souvent Florent s'énervait de ces textes épars sur un thème qu'il voulait explorer. Sur la théorie de l'inversion sexuelle il ne trouvait que des bribes d'article et en premier lieu un article assez court de Wikipedia. Curieusement l'homosexualité était expliquée par l'inversion des genres. L'homosexuel, pour Havelock Ellis, le premier sexologue de l'époque moderne, contemporain de Freud, est un homme qui éprouve les désirs du sexe opposé. Bref un homme qui a envie d'être une femme, dont la psychologie est celle d'une femme. Littéralement une femme avec un corps d'homme. Il est intéressant de se demander pourquoi cette idée un peu loufoque a germé dans cet esprit. A cette époque elle devait sembler rationnelle car, comme l'explique Chauncey, la catégorie bien délimitée de l'homosexuel n'existait pas. En effet il y avait les invertis et les « trades », c'est à dire les hommes qui appartiennent au genre masculin par ce qu'ils sont actifs et sont dominants dans le rapport sexuel. Il n'y a ni plasticité sexuelle ni plasticité de genre. C'est tout ou rien, homme ou femme, dominant ou dominé, et la barrière est infranchissable. C'est d'ailleurs en devenant un groupe à part, vivant en quelque sorte en autarcie, faisant leur beurre entre eux, que les homosexuels deviennent effrayants et menaçants pour la société. Pour comprendre pourquoi cette classification semblait si naturelle, il faut reprendre Foucault dans l'usage des plaisirs, et son analyse des relations entre les jeunes ephebes et leurs amants plus âgés dans la Grèce antique. Les relations homosexuelles de ce type sont parfaitement admises mais pourtant très codifiées. La relation n'est que transitoire, relevant de l'initiation de l'homme par l'homme, de l'accompagnement a l'entrée du temple de l'âge adulte. Cet amour transitoire doit se transformer en gratitude et amitié entre les anciens amants, et non se substituer aux devoirs de l'homme qui est de prendre une épouse et assurer la descendance de la cité. Cette codification poussée, explique Foucault, est liée au fait que l'inégalité des sexes se superpose à cette relation, lui préexiste et impose son cadre. La codification est la pour éviter l'inversion dans laquelle le garçon cesserait d'être viril pour être ramené au rang de femme, perspective exclue d'emblée et qui ferait perdre tout intérêt à cette relation initiatique. Ainsi l'inégalité des sexes enferme d'emblée l'homosexualité dans une voie impossible ou tout est conçu en fonction des rôles, masculin ou féminin, actif ou passif, dominant ou dominé.
Florent se souvenait d'un garçon qui dans les vestiaires de son club de natation posait la question à tous les nouveaux, ou à ceux qu'il n'avait pas encore interrogés :« actif ou passif? ». La question était provocatrice, inhabituelle et assez incongrue, dans d'autres circonstances elle aurait pu faire sortir l'interlocuteur de ses gonds...Posée sur un ton ironique elle soulevait le drap d'une culture binaire, se pliant globalement aux injonctions de la société quant au rôle que les uns et les autres étaient autorisés à jouer.
Les bisexuels semblaient moins susceptibles de rentrer dans la case de l'inversion puisqu'ils pouvaient jouer dans un rôle classique aussi bien que dans celui de l'inverti. Il y avait la une supériorité évidente qui faisait ouvrir de grands yeux aux garçons qui entendaient parler d'histoires de ce genre. Ainsi un camarade de Florent qui, dans le cadre de ses fonctions d'ethnologue, partait souvent dans le fin fond du Kazakhstan, avait raconté devant une assistance médusée que la bas il baisait avec des femmes car il n'y avait pas d'hommes avec lesquels il aurait pu coucher...c'était la un signe de virilité considéré comme enviable pour la plupart.
Ainsi l'enfermement dans ces stéréotypes pourrait être défait par la restauration de l'égalité naturelle des sexes. Aucun sexe ne serait assigné par avance à un rôle passif ou actif. Florent, qui depuis longtemps avait pris ses distances avec le monde militant, ne savait pas si le mouvement homosexuel était au bon endroit ou simplement à la remorque du mouvement féministe, sans même réaliser ce que signifie ce combat pour une égalité réelle entre les sexes et la fin des stéréotypes de genre. Enfin il lui semblait que les gays ne prenaient pas toujours les bons trains. Aides s'était laisser embarquer dans des histoires de harcèlement sexuel au bureau. Cette grosse institution n'avait pas vu la vague arriver et la contradiction possible avec sa morale interne datant des années 80...Et c'est avec un certain amusement qu'il avait vu arriver dans sa boite mail un message de la présidence de son club de sport rappelant les adhérents à la plus grande vigilance quant à l'accueil des filles et aux propos tenus devant elles au sein de l'association. Il n'avait pas manqué de penser aux consignes d'un entraîneur pour le plongeon: « pour ne pas perdre vos lunettes regardez votre zigounette! ». Peu importe s'il y avait quelques filles à l'entraînement. Certaines d'entres elles ont du trouver cet humour peu acceptable...
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Gay Paris
General FictionGeorges CHAUNCEY n'a pas encore publié la suite de Gay New York. Le personnage de cette biographie a tant attendu ce deuxième tome. Il désespère. Alors il a écrit une histoire, sur le dos ce qu'il a vécu. Regard personnel mais aussi réflexion socio...