C'était quoi le programme? Va savoir. Schubert? La symphonie inachevée peut-être. Du Chopin et du Chostakovitch? Aucun souvenir. Au Théâtre des Champs Élysées, ça c'est sur, une bonne place autant qu'il se souvienne. Ils étaient trois, Florent, son amant Dominique et l'un de ses ex. C'est là que Florent avait découvert la musique, la vraie, pas celle qui sort de la boîte à musique avec un son atrophié. Il n'avait jamais rien entendu d'autre, alors, forcément,...surprise! Les cuivres, la contrebasse, les violoncelles, les hautbois...Tout à coup chaque instrument faisait entendre sa voix, détachée des autres, claire. Après le dernier rappel tout est allé très vite. Ils sont sortis, avec la foule qui jacassait sans trop se presser. Ce devait être un dimanche soir. Dominique détestait les dimanches soirs car il fallait retourner au boulot le lendemain. Quand ils sont arrivés sur le parvis Dominique leur a faussé compagnie sans crier gare. Il avait aperçu son bus qui allait se garer devant l'arrêt et il était monté dedans. L'ex a regardé Florent d'un air consterné. Puis il lui a dit, mais Florent le savait déjà : c'est toujours comme ça...On aurait pu dîner ensemble, prendre un verre au moins. Il ne pense qu'à lui je crois...Et comme c'était la première fois que Florent rencontrait cet ex, qu'il n'avait pas envie de partager ses regrets, ils se sont quittés eux aussi.
De Dominique Florent aurait bien fait un mari. Après tout c'est lui qui lui avait fait découvrir la musique, la vraie. Mais il était toujours à fuir ce Garçon. À la fin c'est la maladie qui l à rattrapé. Quand Florent l'aperçut quelques années plus tard dans le métro, il se rendit compte qu'il avait payé cher. Mais le plus surprenant était qu'il soit encore en vie car au moment où les T4 ont commencé à dévisser on était bien loin des trithérapies. Séropositif, sans doute à cause de ça qu'il était toujours à fuir. Florent n'avait pas peur pourtant. Envie d'un mari avant tout, pour le meilleur et pour le pire. Il lui avait couru au train. Il aimait ce genre de garçon. L'autre n'avait pas voulu. Musique des années 90. Stabat mater dolorosa et requiems trop souvent. Florent ne fut pas de tous les cortèges mais il recevait les nouvelles. Untel est mort. C'est allé vite...
Dominique ce n'était pas une folle lyrique. Pensez, un père coco, et lui-même employé du ministère de l'Education Nationale, bureau de la statistique. Syndicaliste? Pas sûr. Pour ce qui touchait au boulot c'était pas un passionné.
Des folles lyriques Florent en avait connues à la Belle Époque desTuileries . Un organiste un peu précieux. Mais ce genre de mec ne l'attirait pas et il n'était jamais allé l'écouter. C'était un type brillant il parait.
Pour la famille de Florent, rien que d'écouter du classique c'était déjà un manque évident de virilité. En matière de musique savante son père n'allait pas plus loin que le jazz et les disques ne sortaient guère de leur pochette. Sa mère écoutait les valses de Strauss, dans les grandes occasions. Richard et le Chevalier à la rose étaient inconnus au bataillon. Lorsqu'il était étudiant, une fille l'avait emmené à l'opéra voir La femme sans ombre. Il n'avait rien compris et s'était copieusement ennuyé. Après le spectacle la fille l'avait entraîné dans un bar et avait commandé, pour eux deux, un cocktail à la téquila, en pensant que Florent se laisserait glisser vers son corsage. Peine perdue...
Débuts difficiles.
Lorsqu'il avait rencontré son futur mari Florent n'avait que quelques CD qui tenaient dans un carton à chaussures. Et il y avait là dedans pas mal de variétés à deux balles. Ça ne lui serait pas venu à l'esprit qu'on puisse avoir plusieurs versions d'un même opéra, ni d une symphonie de Mozart ou d'une sonate de Beethoven. Tout cela allait changer puisque son futur mari était apprenti chanteur lyrique et sacrément mélomane . Il allait maintenant fréquenter les salles de concert, l'opéra et le monde de la grande musique. Florent avait suivi son mari dans tous les concerts, fréquenté la salle Pleyel, assisté aux générales avec de grands chefs, croisé les choristes, les musiciens, les solistes, leurs familles venues assister à cette dernière répétition avant la première, avec les passionnés, un peu guindés. Rien de tout ça pour les générales, avec la tante, les cousines, l'amant et leurs places gratuites. Tout ce beau monde courait vers le métro à la fin de la représentation. Il fallait rentrer fissa pour n'être pas trop défait au boulot le lendemain.Les folles, elles aiment que les voix de dames, allez savoir pourquoi. Florent c'était tout le contraire. Basse profonde, basse chantante, baryton, baryton Martin, ténor léger, ténor lyrique, contre ténor, il connaissait sur le bout des doigts les tessitures et même, savait les reconnaître. Alors que les voix de femme restaient pour lui un embrouillamini, une jungle impénétrable. Il parvenait juste à donner le change dans les conversations, à maquiller son ignorance. Mais Florent était une exception. Les autres s'y connaissaient, et pas qu'un peu. Ils se passionnaient. Avec son mari, de retour de Berlin, ils avaient rencontré deux allemands dans l'avion, qui faisaient le voyage juste pour aller écouter une mezzo-soprano, dont Florent n'avait absolument pas retenu le nom, et qui chantait dans Alcina. Par rapport à la folle lyrique française ces amis allemands étaient beaucoup plus charpentés et virils. Pensez, un ouvrier du bâtiment (restauration d'ouvrages historiques tout de même), et un chirurgien. Florent les avait invités à dîner chez lui et son mari, et ils étaient restés amis un moment. Ces amis d'outre Rhin avaient fini par se séparer, leur passion commune pour les voix lyriques n'étant pas une colle suffisante pour tenir ensemble ces deux êtres qui étaient pourtant si attendrissants lorsqu'ils étaient ensemble. Florent et son mari avaient revu ces deux charmants garçons séparément, et notamment le chirurgien, chez lui, à Leipzig. Ils étaient allés au concert dans la grande salle de concert de Leipzig, pour écouter des extraits de Fidelio de Beethoven , autant qu'il s'en souvienne. Déjà à cette époque le chirurgien avait remplacé son ancien amant par deux chats et s'en trouvait parfaitement bien. Florent, son mari et lui s'étaient revus une dernière fois, lors d'un voyage à Dresde qui n'est pas très loin de Leipzig. Il n'y avait pas de représentation à l'opéra, pourtant si célèbre, de Dresde, car c'était la trêve des fêtes de fin d'année, mais ils étaient allés au musée ensemble. Puis le grand silence de la vie moderne, qui ne sait plus guère communiquer à distance, s'était abattu sur leur relation.
Florent avait longtemps conservé son numéro de téléphone, et même repris contact bien longtemps après, sur Whatsapp. Il avait eu droit à une réponse laconique : « ah oui, ça date d'il y'a dix ans au moins cette escapade à Dresde... ». Puis plus rien, le grand silence. Pas du genre Modiano, à conserver des souvenirs de trente ans...Et pourquoi les gays sont-ils si fascinés par les voix de femme? Ces voix stylisées, lointaines, inaccessibles forment les contours de la seule femme qu'ils peuvent aimer?
Si les gays aiment la musique baroque, maniérée, ornée, sophistiquée et aiguë, ils aiment aussi celle de Wagner pour la même raison que Louis II de Bavière. Florent et son mari avaient fait à l'occasion de plusieurs voyages, la tournée de ses châteaux. Le plus édifiant était naturellement Linderhof, pour qui prenait la peine de visiter les annexes. Leur visite était pleine d'enseignement. La grotte de Venus et le cygne solitaire paraissaient étranges mais ne faisaient que suggérer un esprit torturé et l'éloignement du monde. Le pavillon mauresque ouvrait clairement un univers de fantasmes et l'on imaginait sans peine quelque maure bien bâti servant le thé au maître des lieux. Mais le clou de la visite était sans conteste le pavillon de chasse qui frappait par son air de lupanar n'ayant rien à envier à nos établissements modernes spécialisés dans une sexualité crue, multiple, débridée. Louis II avait saisi les implications sexuelles des légendes nordiques mises en scène par Wagner et en avait fait le décor de soirées réservées à son entourage masculin. Cette attirance des gays pour Wagner demeure jusqu'à aujourd'hui une vérité qui leur est retombée sur les pieds. La musique de Wagner fut aussi le véhicule musical de l'idéologie nazie avec sa virilité de pacotille. Le petit brun moustachu vantait la suprématie du grand arien aux poils de cul blond avec sa voix nasillarde éructant dans le micro. Aujourd'hui encore les gays ont une légère hésitation lorsqu'ils avouent aimer Wagner. Sauf lorsqu'ils vont à Bayreuth. Ceux-là ont clairement les moyens de vous en mettre plein la vue, et même de vous tenir à distance.
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Gay Paris
General FictionGeorges CHAUNCEY n'a pas encore publié la suite de Gay New York. Le personnage de cette biographie a tant attendu ce deuxième tome. Il désespère. Alors il a écrit une histoire, sur le dos ce qu'il a vécu. Regard personnel mais aussi réflexion socio...