Stess post traumatique

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A quoi pouvaient ressembler les bords de la Baltique? Florent imaginait des hautes herbes sèches. Il n'avait naturellement pas demandé de détails à cet ami avec lequel il était rentré en contact par un intermédiaire parisien. Il avait juste compris qu'il s'agissait d'un lieu de rencontres furtives, ce que l'ami russe avait qualifié de "touch sex". Et l'hiver? Florent n'imaginait pas qu'il fût possible de poursuivre la drague l'hiver, par moins 25 ou moins trente degrés. Peut-être l'hiver il n'y avait rien. Juste l'attente de l'été au bord de la Baltique.
Poutine venait de refaire à neuf Peterhof, et tous les palais de Saint Petersbourg. Un luxe inouï. Les pièces et le mobilier n'étaient pas restaurés, non, tout était refait à l'identique. Pendant ce temps l'ami russe vivait chez ses parents, à 40 ans...Pas de chez soi, pas d'intimité...Un professeur d'université...Le communisme était tombé mais seuls quelques uns en avaient profité.
Pour les choses plus sérieuses (que le "touch sex" des bords de la Baltique) ce professeur faisait le voyage  vers la Turquie, en bus...Plus de 3000 kilomètres. Ce devait être interminable. Il n'avait pas donné de destination précise. Istanboul et ses hammam?
Florent se souvenait d'un film sorti en 1997, une histoire avec un couple italien qui se défaisait à Istanboul. L'homme rencontrait un jeune homme au bain et tombait amoureux...enfin c'était le souvenir qu'en avait gardé Florent.
Pour cet ami russe, les instants de liberté c'était peut être dans l'étuve du bain turc...
Ou sur les plages de la Méditerranée? Florent ne connaissait pas la Turquie...

Florent et son mari avaient loué un appartement non loin de la perspective Nevski. Il était équipé d'un antique piano désaccordé et sentait le gaz. Bref il conservait les stigmates de l'ère soviétique et n'avait pas bénéficié des travaux de rénovation qui auraient été nécessaires. Florent et son mari avaient fantasmé. Ils avaient pensé à la nouvelle de Gogol sans pour autant se souvenir du sujet exact de cette dernière, juste que cette avenue était un endroit fréquenté par la meilleure société, un endroit pour voir et être vu. Cette année là les garçons se promenaient torse nu (nous étions en 2003, année de canicule dans toute l'Europe). C'était à perdre la tête.

Ils invitèrent l'ami russe à dîner. Alors qu'il racontait sa vie triste de garçon sensible Florent se demandait pourquoi les hommes acceptent si facilement leur sort, trouvent "naturel", ou même pensent avoir choisi un mode de vie qui leur est imposé par une société si hostile? L'individu isolé ne peut se mesurer au groupe, au village, aux puissantes institutions. Alors il accepte car il n'y a pas d'autre issue pour sauvegarder sa santé mentale. La révolte ne vient que lorsqu'il n'y a pas d'autre issue, et que l'individu prend conscience qu'il n'est pas seul, qu'il partage ce mauvais sort avec beaucoup d'autres, prêts à faire cause commune. Les émeutes de Stonewall sont venues comme une surprise comme toutes les révoltes car les oppresseurs ne croyaient pas que ce fut possible.

Mais la révolte n'est pas encore la porte de la liberté retrouvée. Combien de temps pour se reconstruire? Malheureusement ce ne sont pas des années mais des générations. Les femmes sont en général plus petites que les hommes parce que, pendant très longtemps, elles mangeaient après eux, ce qui restait...
Les gays ne croient pas à leur liberté et longtemps après réagissent comme s'il était normal d'être servis après les autres et comme si leur différence n'avait pas à être prise en compte. La société entière est faite pour les hommes dits virils. On commence juste à comprendre que les femmes ont un métabolisme différent, que les gays ont un mode de vie et des besoins différents en matière de santé.

Reconstruction est le bon terme. Florent se souvenait de vacances sur le Zuidersee à l'époque où il faisait partie d'un club de voile gay. Ils étaient partis à une dizaine, sur un vieux gréement à fond plat, loué avec un équipage composé d'un capitaine (très beau) et d'un matelot entre deux âges et un peu obtus. Au bout de quelques jours de navigation il avait demandé pourquoi ces invités français ne parlaient que de "ça". Eh bien...parce que le vécu de Florent et ses amis allait de pénible à très pénible et qu'ils avaient besoin de se reconstruire. Le matelot voulait faire croire qu'en Hollande ce sujet n'en était plus un. On pouvait en douter.

Ce que les participants de cette croisière, très amusante, exprimaient ne pouvait-il s'apparenter à une thérapie post traumatique? Le stress post traumatique se manifeste d'abord par la résurgence incontrôlée et incontrôlable des évènements pénibles, des violences vécues (agressions verbales ou physique, à l'école, dans la rue...la honte, la nécessité de démentir, de fuir...les comportements insultants, la mise à l'écart par la famille...). Comment celui qui ne trouve pas sa place (elle lui est refusée) peut-il être correctement assis? Comment ne pas avoir d'appréhension dans les contacts humains, même les plus ordinaires? Peur d'être jugé...être sur ses gardes...tout le temps...Ainsi ils ne parlaient que de « ça » pour exorciser les insupportables démons, pour partager et en même temps prendre de la distance.

La seconde réponse est celle de l'évitement. Éviter l'échec, éviter le conflit, se conformer au groupe ou rester dans l'ombre pour ne pas être exclu ou ne pas revivre des expériences d'exclusion ou de mépris. Mauvaise réponse bien entendu. Qui refuse le combat ne peut pas vaincre. Combien refusent le bonheur car ils ont dans l'idée qu'il ne serait pas pour eux? Florent se souvenait du très beau Paolo qui le convoquait, au 24 de la rue du Borrego, à l'heure fatidique où tous les garçons vont se coucher. Florent habitait à un jet de pierre et ne pouvait résister! Lorsque Florent lui avait dit qu'il vivait depuis plus de quinze ans avec son mari (ce qui était un horrible mensonge pour cacher son âge), Paulo avait répondu qu'il n'avait jamais "tenu" plus de six mois avec le même garçon. Il avait pourtant tous les moyens des plus hautes ambitions : grand, charmeur, de merveilleux cheveux noirs,  un corps de rêve, de l'intelligence pour ce que Florent avait pu en juger. La réalité est que beaucoup ont peur d'assumer une position qui ne sera pas reconnue d'emblée. Écart entre les droits théoriques et la réalité d'une société conçue pour les autres.

Revivre les traumatismes du rejet, être mis à l'écart du groupe (chez les loups l'individu mis à l'écart ne pourra chasser, il est condamné à mourir), éviter la confrontation, conduit à une sorte de pourrissement intérieur, un inconfort de vie et des aigreurs qui se reconnaissent aisément chez les pauvres victimes. Florent se souvenait d'un dîner, lorsqu'il était encore un tout jeune homme, au cours duquel le maître de maison, qui était un homme bon et intelligent, avait déclaré que les homosexuels ne sont jamais heureux. Il faisait référence à un de ses amis dont le portrait ressemblait assez au personnage de Modiano dans Villa triste : un homme vieillissant, seul et terriblement aigri, se faisant perpétuellement avoir dans des histoires sordides avec des garçons trop jeunes pour lui. Une sorte de personnage gris, aux contours incertains, un personnage diaphane qui parfois peut se fondre complètement dans le décor pour n'être plus qu'un souvenir, une impression...Un homme que l'on croise dans la rue et qui n'attire pas le regard, qui aura bientôt disparu de votre champ de vision, sans laisser de trace, aucune...
Florent essayait de se souvenir. Oui il en avait connu, à la fin des années 70. Mais ensuite ce genre de personnage avait un peu disparu car objectivement la vie était devenue plus facile, au moins dans les grandes villes. Aujourd'hui les lieux de socialisation sont devenus multiples et le sport y occupe une place de choix. Il permet de dépasser les barrières d'une culture trop étroite et cette « culture gymnique » ne méritait pas complètement la critique que lui adressait Daniel Defert. Elle permet même d'offrir une nouvelle ligne narrative. Car la reconstruction est individuelle et collective. C'est la reinterpretation de l'histoire qui permet de retrouver une narration positive et de redonner aux gays la place qui leur a été refusée. L'œuvre de Chauncey à pour objectif de mettre les projecteurs sur l'histoire cachée, d'en capter les mouvements, ascendants et descendants.

Car le plus souvent les tentatives vers le progrès se traduisent par une violente réaction de la classe dominante des hommes dits virils, de manière consciente ou non.
En 1933 Théa Sterheim vient déjeuner chez Julien Green et parle de l'Allemagne dont elle revient: « la femme (...) est absolument diffamée. Le pays est à la fois pédéraste et puritain. Le beau garçon, s'il est nazi, est partout à l'honneur ». Le paradoxe est toujours qu'on se retrouve « entre hommes » et qu'en poussant cette logique jusqu'au bout il faudrait aussi exclure la femme de la relation sexuelle. La meilleure manière d'éviter cet écueil est de faire du sexe entre hommes un interdit absolu. Le nazisme fait ce choix en 1934. L'homosexualité est un signe de dégénérescence impossible à accepter pour le peuple aryen, tout à fait logique pour les peuples inférieurs destinés à être soumis par le régime nazi.
Les talibans ne tolèrent aucun écart. La charria s'applique dur comme fer et les relations homosexuelles justifient la lapidation. Ainsi la relation sexuelle reste entièrement une relation de domination de l'homme sur la femme, toute variante étant interdite.

Gay Paris Où les histoires vivent. Découvrez maintenant