L'entreprise est toujours en retard sur son temps. Milieu conservateur par nature. Et hypocrite en plus! En vitrine la Direction vous raconte qu'ici on est à la pointe du progrès, qu'on croit à l'innovation. Si c'était pas le cas on ne serait pas leader hein? On consacre beaucoup d'argent à la recherche, on travaille pour les générations futures. Comment ça pas en matière sociale? Mais si Monsieur, le progrès dans tous les domaines, c'est ça le secret du succès.
Foutaises. On vous fait prendre des vessies pour des lanternes. Les plus malins des entrepreneurs vous font croire qu'ils ne sont que locataires d'un bien qui sera transmis aux générations futures. En réalité le grand capital est par nature conservateur, il regarde à droite et à gauche tout ce qui pourrait remettre en cause toute cette tune amassée. L'ordre social avant tout. Ça c'est le fond des choses. Disruption, non merci. En vitrine ça peut être très différent. La mondialisation suppose un monde plus ouvert, capable d'intégrer les différences, la variété des hommes et de leurs croyances. Bien obligés d'accepter la diversité pour continuer à croître. Diversité, le mot est lâché. Et nos employés doivent être le reflet du monde. Un pas de plus!
Foutaises !!! Je vais vous expliquer pourquoi. En faisant semblant, pas vu pas pris, la vitrine est jolie, et par derrière, dans la maison, on fait ce qu'on veut, on assume ouvertement les attitudes rétrogrades et bien conservatrices.
C'est comme le VIH, indétectable dans le sang, mais tapis dans un coin, près à bondir si on arrête les médicaments. L'entreprise c'est un endroit privé, on est d'accord? Donc entre les quatre murs d'un bureau de Direction on peut sortir les pires insanités, pas vrai? Devant le personnel c'est différent. Vitrine! Qu'elle est belle ma vitrine! Si j'ai travaillé l'art oratoire c'est pour vous le dire avec conviction. Non vraiment, il était bien ce discours! On se sent aimé, accompagné. Tous ensemble, tous ensemble!
Foutaises ...
Florent en avait fait l'expérience au cours de sa carrière. Il avait commencé dans l'administration. Pas un hasard. Comme les pédés ne sont pas très bien venus dans l'entreprise ils fréquentent assidûment l'administration. C'est pratique l'administration, on rentre sur concours. Ensuite on ne peut pas se faire virer. Bref pas trop de discrimination ni à l'entrée ni à la sortie. Parce que dans l'entreprise alors là pardon. On est chez nous alors on fait ce qu'on veut! Les lois? Elle sont faites pour être contournées, retournées, détournées. Elles ont un directeur juridique pour ça. Démerdez vous, on ne veut pas le savoir. On vous paye pour nous dire comment faire, pas pour nous dire qu'on ne peut pas le faire!
Donc beaucoup de gays dans l'administration, à l'abri. Certaines sont célèbres: la culture bien sûr, mais aussi le quai. Entendez le quai d'Orsay, les affaires étrangères, la diplomatie. Un nid, mais pour de bonnes raisons, attention. Qui n'a pas de famille, pas d'attache? Les gays. Prêts à aller partout, où on voudra. Ça les arrange. Loin des regards, ça les arrange. Et avec un peu de chance ils trouvent dans le pays de destination ce qui fait l'objet de leurs rêves, des noirs pour l'Afrique subsaharienne, des arabes au moyen orient et au Maghreb, des américains biens bâtis à Washington, etc, etc. Et dans les pays où l'homosexualité n'est même pas légale ? Sans doute des arrangements sont possibles, ou bien il faut rester au sein de l'ambassade. Puisque tout le monde en est...Ces gens là doivent toujours pouvoir se rendre service, entre eux...Et des fois, les gays, c'est le travail, rien que le travail. Des sortes de moines en somme. Tellement pratique.
Florent n'avait choisi ni le quai ni la culture. D'ailleurs il ne se souvenait plus trop avoir choisi. Ce qui lui avait plu tout de suite c'était d'avoir des équipes et un budget impressionnant alors qu'il n'était encore qu'un blanc bec. Ce qui lui avait moins plu c'était la paie, minuscule, toute petite. Et les perspectives de carrière, n'en parlons pas. Un de ces copains était chef du bureau des produits laitiers au Ministère de l'Agriculture, un autre chef du bureau de la marine marchande au Ministère de la Marine. Son ami Jean-Pierre , brillant énarque, était chef du bureau de la musique au Ministère de la Culture. Ça devenait plus intéressant. Mais non Florent ne se voyait pas trop dans ce milieu là. Il n'avait sans doute pas le courage de frayer dans le milieu des folles lyriques, de s'afficher, d'assumer, au travail comme dans sa vie personnelle. La vérité est qu'il aimait aussi le métissage, la puissance virile et crue du capitalisme. Il est donc passé dans le privé, à l'usine, dans le monde viril des ouvriers. Il y en avait deux qui en étaient. Toujours fourrés ensemble. Quand il les croisait dans la cour, ils le regardaient avec un sourire en coin. Ils se marraient bien de voir ce jeune cadre tiré à quatre épingles, un peu coincé et si visiblement de leur bord. Comment les hétérosexuels peuvent être aussi aveugles? Ils voient la fonction, l'autorité, la classe sociale, c'est tout. Ceux qui voient au-delà sont ceux qui sont à la frontière, qui ne sont pas très tranquilles avec ça et qui sont très nerveux sur tout ce qui touche à l'inversion. Mais dans l'industrie il n'avait pas eu de problème. Do'nt ask do'nt tell. La fonction, l'autorité recouvrent tout. Et tout le monde a un but commun : le produit qui circule, que tout le monde peut voir et toucher. On s'occupe moins du reste. Mais attention, ne rien dire reste la règle. Un Directeur avait demandé à Florent de lui recruter une assistante. Un mec s'était présenté, un italien. Le candidat parfait: la boîte était italienne, le Directeur aussi, ils allaient se comprendre. En plus un ingénieur tout terrain, très pragmatique, rapide, exigeant. Au début, parfait, rien à dire. À part que le jeune homme était pédé, n'avait pas l'intention de cacher la vérité. Lorsque la ligne blanche a été franchie l'affaire n'a pas fait long feu. Bien entendu on n'a pas dit à Florent : il est pédé, il faut le virer. Florent ne se souvenait plus très bien mais il avait du obtenir l'information du type lui-même. À mots couverts il lui avait expliqué...Que faire? À cette époque tout l'attirail juridique contre la discrimination n'existait pas encore. Et quand bien même. Bref le type était arrivé à la conclusion lui-même. Pas de place pour les pédés dans cette grosse multinationale. Et il est parti, avec un chèque, mais il est parti. Dans ces affaires l'argent ne compte pas trop. Ce qui compte c'est d'être à nouveau tranquille, chez soi. L'argent évite en plus de nommer les choses. On s'est séparés. On était d'accord. Pas vu pas dit.
Donc vous avez compris pourquoi on les trouve dans les endroits un peu planqués et pas dans les secteurs plus exposés, réservés aux gens dits normaux . Une vraie cartographie, et pas par hasard.
Un autre exemple, Florent avait un ami ingénieur. Le look de l'hétéro parfait, le comportement aussi, grand amateur de bagnoles, de foot, etc. À part que ses bagnoles étaient des « aspirateurs à minous » au lieu de "minettes". Brillante carrière industrielle commencée comme ingénieur de production puis Directeur d'usine avant de passer Directeur Général. C'est donc très surpris que Florent l'a retrouvé en couverture d'un magazine national annonçant qu'il avait tout lâché pour prendre la Direction d'un centre de loisir naturiste. Il avait envie d'autre chose sans doute mais surtout de vivre sa vie en étant ce qu'il est tout le temps et pas seulement après le boulot...bosser à poil c'est le contraire d'être déguisé. Bien joué!
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Gay Paris
General FictionGeorges CHAUNCEY n'a pas encore publié la suite de Gay New York. Le personnage de cette biographie a tant attendu ce deuxième tome. Il désespère. Alors il a écrit une histoire, sur le dos ce qu'il a vécu. Regard personnel mais aussi réflexion socio...