« Je lui dit que je désirai que mon journal et mes dessins fussent envoyés après ma mort à l'institut Hirschfeld. Là seulement ils seraient en sûreté » (journal de Julien Green, 1930). Julien Green ne semble pas très au courant des affaires allemandes car des cette date Magnus Hirschfeld, à la fois juif et homosexuel, est harcelé par les nazis qui perturbent ses conférences. Il s'apprête à faire ses bagages. Il ne rentrera pas en Allemagne après les conférences données aux États Unis en 1931. Les nazis attaquent et pillent l'Institut Hirschfeld le 6 mai 1933, brûlent le fonds documentaire. L'histoire va vite parfois, ses embardées emportent tout sur son passage, comme les tempêtes dépassent le marin sur son frêle esquif. Après cet événement, les revues sont interdites, les clubs fermés, les associations dissoutes. Il restait peu de temps avant le 2 juillet 1934, date de l'assassinat d'Ernst Rohm, brièvement emprisonné après la nuit des Longs Couteaux (le temps que son pote Adolf se décide à le liquider). Ernst Rohm pensait-il que sa proximité du pouvoir le protègerait? Qu'en incarnant une version hyper virile (?) de l'homosexualité on le distinguerait des tapettes? Pensait-il vraiment prendre le dessus grâce aux chemises brunes, prendre le pouvoir contre la clique nazie à laquelle son ambition et sa bestialité faisait peur? Entre bêtes il s'agit toujours de savoir qui sera le plus dominant...le plus féroce.
Julien Green sentait pourtant que son journal pouvait terminer sur le bûcher. Que son témoignage serait perdu, que l'histoire s'écrirait sans son histoire. Il en parlait avec Gide. Ce dernier lui disait que sa famille, surtout sa famille, le mettrait au feu.
Il faut dire que ce journal était plus que salé, racontant dans le détail les frasques commises, assez souvent en trio avec son cher et tendre Robert de Saint Jean, et selon une géographie qui faisait écho à celle du Gay New-York de Chauncey, celle de la grande ville avec ses lieux de rencontre (les jardins du Trocadéro, qui, au moins au temps de la jeunesse de Florent, étaient encore en service), les bals travestis, enfin les tramways, le métro et toutes les rues de Paris où l'on pouvait croiser des garçons. Julien Green, rongé par un appétit dévorant, regrettait de ne pouvoir les parcourir toutes en même temps, et de laisser ainsi échapper des conquêtes et des plaisirs, comme un chat voyant détaler dix souris en même temps ne sait plus après laquelle courir. Julien Green paye quand il faut et cela ne semble enlever aucun plaisir ni déclencher de crise morale.
Quelle différence avec la course des années 80? Florent avait lui aussi, longuement, arpenté les rues de Paris, la nuit, le jour aussi. Il avait écrit, décrit ces escapades, des promenades au hasard, qui rappelaient Modiano. Que de surprises, que de rencontres, que d'émotions, de regards échangés, d'aventures manquées ou consommées...
Un journal, Florent en avait tenu un. Combien de temps cela avait duré? Un an et quelque sans doute, entre quinze et seize ans. Tout comme celui de Julien Green il mêlait les écrits et les dessins. Il se souvenait assez clairement de ces derniers, souvent rehaussés de gouache trop mouillée, qui faisait se gondoler le papier trop mince. Les écrits étaient plus lointains, à part peut-être, une histoire très crue qui lui était arrivée à la piscine avec un homme qui l'avait abordé très franchement. Elle était si invraisemblable que son père lui avait demandé si c'était vrai, lorsqu'il avait découvert par hasard le journal en fouillant dans son secrétaire. Son père lui avait demandé de détruire ce journal, ce qu'il avait fait. Florent ne s'en souvenait pas comme d'un déchirement. Cela avait dû être au contraire comme un soulagement, et en réalité le signe du passage immédiat à l'âge adulte, l'âge où chacun doit faire face à sa vraie nature, aux responsabilités qui vont avec. Il n'était plus penché sur son secrétaire à écrire les souffrances d'une vie de combat contre un entourage hostile, méprisant et hargneux, mais debout et fier, prêt à assumer et vivre. Il avait oublié cet épisode, regardé vers l'avenir.
Julien Green semblait avoir écrit son journal à quatre mains : deux qui racontent l'histoire officielle, deux qui racontent l'envers du décor. Tant de liberté dans l'envers du décor, tant de contraintes dans les nécessités de cette double vie!
L'envers du décor apparaît dans le texte en italique. Tout ce qui est en italique est bien cru. Les aventures se succèdent, coulent comme l'eau d'une fontaine, transparente et fraîche dont le doux bruit berce le jour et la nuit. Débordement de vitalité, jeux sans fin, courses éperdues après tout ce que Paris compte de beaux garçons. Les rencontres semblent faciles et les protagonistes sans complexe.
Ce journal était une découverte, celle d'un écrivain que Florent avait toujours évité. Un écrivain catholique...Dans son esprit c'était comme un prêtre qui lutte contre la tentation de la chair et n'évite la folie qu'au prix de quelque perversité de substitution.
Le journal montrait une réalité assez différente et même une absence de honte ou de pudeur qui lui ressemblait assez.
Il eut envie d'ouvrir l'un de ses romans. Il suffisait de tendre la main car son mari avait acheté toute l'œuvre de cet écrivain (et de bien d'autres). Il tomba sur une édition d'Adrienne Mesurat qui commençait par une préface de l'auteur fort intéressante puisqu'écrite en 1973 pour un livre paru pour la première fois en 1927.
Dans les premières pages de cette préface on pouvait croire qu'enfin les quatre mains n'étaient plus que deux :
Je n'étais pas comme les autres. Toutes mes difficultés pouvaient se résumer ainsi.
Les règles des jeux les plus simples m'échappaient. Colin-maillard, la marelle et les barres me demeuraient étrangers et je restais seul, étonné de ce vide soudain qui se formait autour de moi.
Julien Green parle de son enfance. Avant Moonlight il explique que les gays sont différents des l'enfance, de façon très marquée, ce qui les conduit à une enfance bien étrange, souvent pénible. A part qu'il reste dans le sous entendu, l'ambivalence. Celui qui ne veut pas voir ne verra pas. Il va confondre la singularité de l'artiste avec son orientation sexuelle. Julien Green bifurque d'ailleurs, au motif qu'il doit revenir à son propos de préfacier. La où l'attend le lecteur, même après tant d'années, le lieu d'une explication, d'une annonce de ce qui va suivre. Et là point de secret que l'on ne connaisse déjà : le roman serait une sorte de psychanalyse de l'auteur, écrite à l'occasion d'un dédoublement. L'auteur devient ses personnages, il écoute leurs voies intérieures, qui le révèlent à lui même, donnent du sens à un échafaudage qui jusque là lui semblait illisible. La magie qu'il produit pour lui, se produit aussi pour ses lecteurs qui retrouvent en eux ce que les personnages ont d'universel. C'est simple en somme.
Étrange chassé croisé. La fiction est plus vraie que la vérité, plus vraie que le journal qui raconte les vraies journées de l'auteur, ses occupations, ses réflexions...Mais dire est déjà reconstruire.
A quoi sert un journal? On comprend, à lire Julien Green, qu'il a d'abord peur de perdre le passé, qu'il veut retenir le temps qui coule. Et témoigner.
Dans le chambardement général, que deviendra ce livre? On le détruira peut-être. Pourtant quelle magnifique pièce à conviction!
Nous rejoignons Chauncey qui veut retrouver ce que l'histoire officielle a systématiquement cherché à occulter. Cacher notre histoire, reste une obsession. Combien d'articles, combien de livres, de préfaces, etc. omettent de mentionner l'orientation sexuelle de l'auteur, de l'homme politique, etc.?
Le journal de Julien Green préfigure le futur travail de Chauncey. Journal intégral : 1919, 1940. Nous faisons le tour du gay Paris de l'entre deux guerres et c'est passionnant. Florent tournait les pages d'un document historique de première classe.
Julien Green a l'aisance de l'Amérique, la vitalité du nouveau monde, qui ne pose pas trop de questions et profite des opportunités de la vie. Il parcourt les musées, va au théâtre, fréquente le monde littéraire et les beaux garçons en compagnie de son cher et tendre, et ces émotions sont les particules élémentaires d'une certaine culture gay, libre, réfléchie et intelligente.
VOUS LISEZ
Gay Paris
General FictionGeorges CHAUNCEY n'a pas encore publié la suite de Gay New York. Le personnage de cette biographie a tant attendu ce deuxième tome. Il désespère. Alors il a écrit une histoire, sur le dos ce qu'il a vécu. Regard personnel mais aussi réflexion socio...