Manon
La tradition que nous avons instaurée avec ma mère consiste à passer le vingt-quatre décembre à se balader en ville, où le marché de Noël nous plonge dans l'ambiance festive des jours de fête. Nous partageons un chocolat chaud dans le café de Roger qui est notre refuge au mois de décembre et nous finissons par enchaîner les films où les miracles se produisent pour la simple et bonne raison qu'il neige et qu'un sapin trône au milieu du salon.
Cette année, nous ne délogeons pas à la règle. Sur le marché, je trouve un collier en pierres pour Clémentine qui, j'en suis sûre, l'adorera. Jasper se voit offrir une paire de chaussettes qui clignotent et je décide de prendre une boîte à musique pour Liam.
Ce dernier a appris hier qu'il n'irait finalement pas voir sa famille dans le nord après que son père lui ait annoncé qu'il avait trop de travail pour se permettre de partir si loin plusieurs jours. Les trains étant tous complets, Liam a dû se rabattre sur un Noël en appel vidéo, et dès qu'il m'a appelé pour me le dire, j'ai bien compris que l'idée ne l'enchantait pas du tout.
Pourtant, même si je lui ai proposé de passer le vingt-cinq chez moi, il a refusé, ne voulant pas s'immiscer dans ce qu'il a appelé « un Noël en famille ». On a convenu de se voir le lendemain sans faute, mais je compte sur Evan pour lui remonter le moral d'ici là.
Maman achète une nouvelle guirlande pour compléter notre sapin et nous déambulons dans les boutiques sans nous presser. Dehors, le soleil vient illuminer les rues pavés sans toutefois les réchauffer mais avec nos manteaux et nos bonnets, aucune de nous n'est gênées par l'air frais.
- Tu vas rendre visite à Clémentine ?
- Tu penses qu'on pourrait y passer en fin d'après-midi ?
- Bien sûr, répond-elle sans hésitation. Tu sais si ses parents y seront ?
- Ils devaient venir, oui.
Elle est ravie. Il faut dire qu'elle aussi s'entend merveilleusement bien avec la mère de Clémentine, Cécile et son père, Julien. Même si leur rencontre tous les trois ne sont pas des plus régulières, ils échangent souvent des nouvelles, et leurs retrouvailles sont toujours un bon moment à passer.
***
Je me réveille sur le canapé, côte à côte avec ma mère. La télévision s'est éteinte toute seule et la table basse est jonchée des restes de la veille. Je m'étire en baillant et souris à la vue des paquets cadeaux qui ont pris place sous le sapin. Encore une fois, je ne sais pas comment maman s'est débrouillée mais je ne l'ai pas entendu jouer au Père Noël.
Je profite de son sommeil pour déposer moi aussi mes paquets et attrape mon téléphone qui était branché sur la commode. J'ai deux messages de Clémentine qui nous remercie encore ma mère et moi pour la soirée que nous avons passé la veille, et un de Liam qui me souhaite un joyeux Noël. Je l'appelle sans hésiter et il décroche presque aussitôt.
- Joyeux Noël à toi aussi, Liam.
Je le vois s'étirer dans ses draps à l'écran et souris.
- Merci ! Déjà réveillée ? demande-t-il d'une voix rauque encore ensommeillée.
- On s'est endormies dans le salon et on a oublié de tirer les rideaux.
- Je vois. Tu as passé une bonne soirée ?
- Oui, vraiment. Toi aussi ?
- Ouais, les parents d'Evan sont adorables.
Je laisse échapper un sourire. Hier, quand j'étais avec Clémentine, je lui ai envoyé une photo de notre petit groupe réuni et l'ai incité à venir, mais en réponse, il m'a transféré une photo de lui entouré de la famille d'Evan, ses parents et sa sœur. J'ai de suite été rassurée de le voir si bien entouré.
- Des nouvelles de ton père ?
- Il ne va pas tarder à revenir, certainement.
En plus d'avoir annulé leur voyage pour retrouver sa famille, son père est parti « en urgence » - je cite -, hier dans l'après-midi. Liam ne m'a pas détaillé les raisons, mais la rancœur qui l'animait a pris source du fait qu'une fois de plus, le travail de son père était passé avant lui.
- Qu'est-ce que tu vas faire ?
- Aujourd'hui ?
J'acquiesce. Un sourire triste se dessine sur son visage.
- Appeler ma grand-mère pour commencer, fait-il le regard perdu au loin. Les parents d'Evan m'ont proposé d'y repasser, mais... Je ne sais pas. Je finirai peut-être ton livre.
- Le Petit Prince ?
- J'en suis à la sixième planète. Le géographe qui évoque la situation éphémère de la rose, tu sais ?
- Et qu'est-ce que ça signifie, alors ?
- « Qui est menacé de disparition prochaine », répond-il en souriant. Ne dis rien, j'ai vu à ton regard que tu étais impressionnée.
Je ris et m'assois à mon tour dans mon lit.
- On peut se voir, aujourd'hui, si tu préfères...
- Manon, arrête de t'inquiéter pour moi. On garde nos plans comme ils étaient prévus, et tu profites de ton Noël avec ta mère. Promis ?
- ... Alors, tu m'appelles dès que tu en as envie.
- Mais oui. Je sais. On va au cinéma, demain ?
- Je suis partante.
- En réalité, ce n'était pas vraiment une question, donc, ça tombe plutôt bien.
Il raccroche cinq minutes plus tard et je reste quelques secondes immobile devant mon téléphone. J'aperçois mon reflet dans l'écran noir. J'ai l'air apaisée. Fatiguée, mais apaisée.
Voyant que maman ne s'est toujours pas réveillée, je consulte mes messages et retrouve les photos que Clémentine m'a envoyé la veille. Nous sommes tous souriants, et je laisse échapper un rire franc devant les clichés de notre jeu de mimes.
En plus de la famille de Clémentine, Jasper était lui aussi de la partie. On aperçoit son fauteuil roulant sur le bord de la photo où Clémentine et moi réalisions notre karaoké spécial Noël. Son grand frère nous filmait, et nos parents respectifs nous applaudissaient. Sur le moment, je me sentais telle la reine du monde, et c'est un sentiment qui se ressent dans l'éclat de nos yeux à l'une et l'autre.
Je repense aux mots de Liam, lorsqu'il a cité mon roman préféré. La signification d'éphémère :« qui est menacé de disparition prochaine ». Je crois que c'est ainsi que je me sens la plupart du temps. J'ai sans cesse l'impression que je vais partir, tout quitter, mais contre mon gré.
Devant mes yeux défilent Clémentine, ma meilleure amie qui a passé la moitié de sa vie enfermée dans un hôpital, mais aussi Stéphane, le seul que j'ai pu considérer comme mon père, qui est parti du jour au lendemain, je vois Estelle que j'ai souvent entendu parler la voix coupée de sanglots à cause de la fatigue que lui impose son métier prenant, je vois ma mère, la seule qui est restée à mes côtés lorsque même mon corps ne voulait plus de moi, je me souviens de la première fois qu'on a prononcé le nom exact de ce qui me détruit à petit feu, de la crainte que j'ai ressenti.
Mes grands-parents qui ne connaîtront jamais leur petite-fille, le docteur Barle qui se bat tous les jours pour que mon espérance de vie ne se compte pas en jours, Jasper qui s'est trouvé au mauvais moment au mauvais endroit, je vois ma mère qui hésite devant l'annuaire à appeler sa sœur pour renouer les liens, je vois Liam qui coûte que coûte ne m'a jamais laissé tomber alors même que je ne lui ouvre pas mon cœur en entier. Je me dis que ma vie vient seulement de commencer et qu'elle pourrait bientôt se terminer. À quoi sert l'éphémère s'il faut accepter de laisser partir tout ce que l'on a construit avant même de l'avoir fini ?
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Pétrichor
RomanceQuand elle apprend qu'elle a une leucémie, Manon n'a pas d'autre choix que celui de s'accrocher à sa vie du mieux qu'elle peut. À tant vouloir reprendre une existence normale, elle érige des barrières entre elle et le monde à coups de non-dits. Liam...