Le soir même, dans le corridor des dortoirs, Milléïs était pensive. Avec Draval, elle avait investi le large rebord de l'unique fenêtre du couloir. Elle observait ses camarades, filles et garçons, regagner leurs chambres respectives tout en savourant la quiétude de cette première soirée.
La journée avait été riche en nouveautés. Le binôme avait passé toute l'après-midi à se balader dans le pensionnat, explorant chacun de ses nombreux recoins : les fabuleuses salles de classes, l'infirmerie, le cercle des professeurs, mais également la superbe bibliothèque. Ce dernier lieu respirait d'authenticité. La lumière tamisée perçait les vitraux et laissait voler les particules de poussières par delà les gigantesques étagères fournies de milliers de livres sur l'histoire d'Enkorrag. Cette atmosphère apportait une paix sans égale à cette place.
A contrario de son frère, Lascan, la jeune Sielle Lockspear pensait que cela allait être un plaisir d'étudier en ce lieu.
Milléïs et Draval avaient fait la connaissance de quelques apprentis, tels que Tegan et sa partenaire, Andronika. Tegan venait de Molyngsie, il en était l'un des représentants, cette année. Sa peau noire, caractéristique de l'île solaire, ne laissait planer aucun doute sur ses origines. Andronika, elle, était une charmante demoiselle de la campagne, aux courts cheveux blonds cendrés et ébouriffés, pourvue d'une dent en moins. Selon ses petites anecdotes, elle l'avait cassée en voulant monter sur un arbre, plus jeune. Malencontreuse chute qui lui avait valu un sourire troué de maladresse.
De son côté, Lunich suivait la pétulante Banha tant bien que mal. En lorgnant parfois son visage enflé d'effort par delà les couloirs du pensionnat, Milléïs et Draval ressentaient une peine inexorable pour lui.
Un dîner à la hauteur du déjeuner leur avait été servi dans la soirée. Deux nouvelles personnes avaient pris place à la table du directeur. Il s'agissait de Madame Dungarron et d'un homme que les élèves ne connaissaient pas. Après présentation, ils surent qu'il s'agissait du médecin et aussi l'un des professeurs du pensionnat : Monsieur Pepperain.
Milléïs trainait donc un peu avant le couvre-feu, ses cils léchaient le ciel et ses flammèches à travers la vitre. Parfois, en voyant cette infinité stellaire et ses beautés, elle se disait que Kolunis, le dieu de la nuit, était pétri de talent.
— Je ne fais que penser à ma mère depuis que je suis ici, ça ne quitte jamais mes pensées.
Détournant son attention des cieux, Milléïs daigna accorder un œil interrogateur à son ami. Celui-ci harassait de son ongle d'index, la petite callosité sèche présente sur la phalange de son pouce gauche. C'était un réflexe qu'il détenait depuis son enlèvement, lorsque les couperets du stress se heurtaient à sa nuque.
— Je m'inquiète pour elle. J'ai peur que mon père soit violent avec elle. Ils se disputent souvent, et maintenant que je suis parti, sûrement plus. Qui pourrait la défendre si cela arrivait ?
— Ne te fais pas de soucis, Draval. Tout ira bien pour ta mère. Tu es sûrement perturbé car tu es dans un nouvel environnement, ça ira mieux dans quelques jours, le consola Milléïs.
— Tu as sûrement raison. Je ne suis pas encore habitué à cet endroit. J'ai l'impression qu'il se passe tellement de choses chez moi depuis mon départ. Et ce n'est que le premier jour.
— Ça va aller, tu verras. Allez, fais-moi un beau sourire !
Désirant la faire rire, Draval lui tendit une espèce de rictus forcé et bancal, tout en plissant exagérément les yeux, comme une taupe essayant de sonder l'horizon. Retenant à grande peine la courbure de ses lèvres, Milléïs constata :
— C'est extrêmement laid...
Ils s'esclaffèrent finalement de cette grimace en cœur. L'atmosphère était redevenue légère. Lorsque le silence revint, Milléïs balança son cou vers les élèves, dévoilant son buste orné du pendentif de son père. Le scintillement de la clef attira l'œil curieux de Draval qui arqua son sourcil cicatrisé. Aussitôt, il pointa l'objet de ses questions :
— C'est quoi, ce collier ?
— Oh, ça ? C'est ma mère qui me l'a offert avant mon départ, ce matin. C'est un pendentif qui appartenait à mon père.
— Sérieusement ? Mais je pensais que ton père n'avait rien laissé à sa mort.
— Je le croyais aussi. Mais d'après ma mère, il n'a laissé que cette clef. Il voulait que ce soit moi qui la porte le jour où je partirai pour devenir Défenseure.
Milléïs était nourrie de fierté en disant ces mots. En lui souriant, Draval prit le pendentif entre ses doigts pour le voir de plus près.
— Eh bien, c'est un beau cadeau. Tu dois en prendre grand soin.
— Ça, tu peux compter sur moi !
— Tu penses qu'elle ouvre quelque chose ?
La demoiselle haussa les épaules pour toute réponse. Peut-être bien, mais quoi ? Draval lâcha alors la clef, tandis que de lourds pas chaussés de sabots claquèrent au bout du couloir.
— Extinction des feux, les p'tits ! Que tout l'monde aille au lit ! cria Madame Dungarron pour que tous l'entende.
Nul ne chercha à s'opposer à la gardienne.
— Bonne nuit, Draval. Demain, on doit se surpasser, conclut Milléïs avant de suivre les quatre filles de son dortoir.
Le garçon élargit ses lèvres ténues en un sourire, l'œil braqué sur la porte en face où la lueur de Milléïs s'évanouit dans la vague féminine. Il fut le dernier à pénétrer dans le sanctuaire bruyant des garçons.
⚙
Le lendemain, au chant du coq, alors que l'astre de jour était à peine levé, Madame Dungarron s'extirpa de sa chambre, Spoon dépassant de la poche ventrale de son tablier. Bien réveillée, elle coinça le canon d'une trompette dans sa bouche garnie de dents rafistolées et peu attrayantes. Dans le couloir de l'étage, le bruit lancinant de l'instrument à vent fissura les murs de l'édifice. Il pénétra sans peine dans les quartiers des apprentis qui bondirent de peur.
— Il est six heures ! On s'lève, les petiots ! jacassa la gardienne, d'une voix grasse et rieuse.
Leurs cœurs battants tels les tambours d'une bataille, les adolescents firent la tête au réveil drastique qui leur était destiné. Un vrai cauchemar ! Voilà une première journée qui commençait sur les chapeaux de roues. Milléïs et Draval furent les premiers debout, prêts à l'attaque.
Alors que d'autres ouvraient encore des yeux éreintés et des lèvres pour bailler, le binôme rejoignit les salles de bain séparées, pour un débarbouillage matinal. Dans chaque commode proche des couchages, un uniforme attendait sagement son propriétaire. Milléïs enfila le sien avec une joie incommensurable.
Il était composé d'une chemise blanche à boutonnière, avec un gilet beige saillant et sans manches par dessus ; dans le dos, un rouage ailé était brodé. Un jupon en tissus riches et aux dentelles crème habillait le bas. Des bottes brunes achevaient la combinaison. Celui des garçons était semblable à un détail près : un pantalon remplaçait la robe. Cette tenue était si symbolique, si noblement agencée. Les élèves étaient honorés de la porter.
Lorsque la toilette et les lits furent achevés, une marée de corps submergea le couloir où attendaient Madame Dungarron et Spoon. La gardienne, toute sourire, clama alors :
— Comme vous êtes beaux ! De vraies p'tites fritures dans un plateau de crudités. J'espère qu'vous avez bien dormi, car aujourd'hui, les choses sérieuses commencent pour vous. Si vous avez le trac, c'est normal. Mais ça passera avec le temps, c'est comme les verrues. Le p'tit-déjeuner vous attend en bas, suivez-moi !
VOUS LISEZ
𝐌𝐈𝐋𝐋𝐄𝐈𝐒 𝐆𝐀𝐙𝐄𝐑𝐆𝐑𝐀𝐘, T1 : La Voie des Défenseurs
FantasyArchipel d'Enkkorag, 1877. Dans un monde où les engrenages côtoient les énergies solaires et les cités homériques, Milléïs évolue. Dès son plus jeune âge, elle nourrit une ambition : protéger les autres, servir la justice et lutter contre le mal. Dr...