Ours, Contestataires et Menée Secrète 1/10

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♢ 28 Dénox 1877 ♢

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28 Dénox 1877

Le temps passa dans une tourmente dissimulée. Madame Dungarron avait disparu du jour au lendemain, sans motif ni même une explication. Le directeur Wynstead, en véhiculant son image impeccable, s'évertua à plaider que celle-ci avait dû partir à la hâte pour un problème familial et qu'elle ne reviendrait probablement pas. Ceci laissait les élèves et les professeurs perplexes, car Madame Dungarron n'avait jamais parlé d'une quelconque famille. Elle n'était pas mariée, n'avait pas d'enfants et ses seules histoires étaient réservées à sa souris, Spoon —que personne n'avait revue également.

Pourquoi abandonner son poste pourtant si cher à ses yeux en plein cœur de la nuit, sans dire au revoir à qui que ce soit ?

Et puis, qui allait prendre soin d'eux, désormais ?

De leur côté, Milléïs et Draval ne faisaient que penser à cette nuit, pleins d'aigreur et de tracas. Ce même soir où soi-disant Madame Dungarron avait eu l'obligation de partir. Tiraillés d'inquiétude, ils avaient connu des heures sans dormir, des journées à spéculer. Que s'était-il passé après leur fuite ? Que mijotait le directeur ? Et qui était cet homme en noir vraisemblablement menaçant ? Qu'avait-il fait ensuite ?

Ils avaient beau faire cent fois le tour de la question, rien de concret ne leur venait, à l'exception d'un affreux mal de crâne. C'était malheureusement ainsi, au grand dam de Milléïs qui s'était jurée de ne plus retourner dans ces hauts-fonds interdits. Avec ce qu'elle y avait vu, l'adolescente était désormais sûre ; Guerlain Wynstead fomentait quelque chose. Plus elle le côtoyait, plus elle l'observait, plus ses sens en alerte captaient une aura inquiétante émanant de lui. C'était indéniable, il laissait courir un énigmatique parfum de tromperie. Or, pour sa sécurité, elle préféra reléguer ses suspicions dans un recoin de sa tête et ne plus y penser. Du moins, pour l'instant.

Malgré tout, Madame Dungarron leur manquait beaucoup.

Son remplaçant n'était pas aussi amical qu'elle, malheureusement.

Près de deux mois plus tard, l'hiver battait son plein au Pensionnat Richmond.

La neige recouvrait les paysages boisés vierges de la vénalité des bûcherons. La nuit était arrivée et signait bientôt la fin de l'année. Dans le château de l'ancien premier Gouverneur, malgré l'heure tardive, les élèves étaient encore éveillés. Chacun se promenait entre binômes ou amis, une étrange pierre blanche et brillante en main.

Cette nuit, c'était l'Auroria, l'événement du nouvel an. Le directeur avait docilement permis quelques écarts pour la soirée. Au menu des festivités : repas de fête, pâtisseries en veux-tu en voilà, chants, musique et offrandes de Gemmes Candies ; des pierres en sucre de betterave. La joie et l'entrain étaient de mises parmi les pensionnaires qui savouraient ce moment unique dans l'année.

Après le souper qui s'était étendu jusqu'à tard, Milléïs et Draval quittèrent leurs amis tout en bavassant des anecdotes diverses d'Andronika, des revues sportives de Tegan et de l'amour inconditionnel de Lunich pour les boudoirs à la cannelle. Dans les couloirs du pensionnat, ils croisèrent de nombreux camarades, tous regroupés devant les fenêtres et sorties de la bâtisse ; les Lockspear étaient également présents.

La lune scintillait à travers les lignes de nuages déversant encore quelques flocons malicieux. Le froid extérieur laissait pousser des fleurs de givre sur les coins des vitres embuées. Il était bientôt minuit. Enfin, le duo s'arrêta devant une fenêtre libre où ils se firent face. Sa gemme de sucre en main, Milléïs dit gaiement :

— C'est bientôt l'heure. Jak Dentrouée va passer cette nuit !

Draval rigola.

— Tu crois vraiment à ce conte ? Si on fait ça, c'est juste pour la tradition.

Il était vrai que cette histoire de Jak Dentrouée était surtout une comptine pour les enfants. Draval se souvenait que sa mère lui racontait toujours à chaque fin d'année pour le pousser à dormir. Mais Milléïs, elle, n'avait jamais cessé d'y croire.

— Évidemment que j'y crois ! s'insurgea-t-elle. Et tu devrais aussi y croire, ça porte malheur de dénigrer Jak Dentrouée.

— Ça va, désolé. Je me demande juste comment un ancien être humain comme lui a pu succomber aux avances de la maîtresse de l'Hypogée, soupira le jeune garçon. Il faut vraiment être stupide pour sacrifier sa vie pour une chose aussi futile que du sucre...

Bien décidée à lui rafraîchir la mémoire, Milléïs grimaça.

— Ça ne s'est pas passé comme ça ! Je vais te raconter la vraie histoire, écoute bien, hum-hum... Jak Dentrouée était un homme peu apprécié quand il était humain. Son physique disgracieux y était pour beaucoup. On dit qu'il était minuscule, gras, avec des cheveux hirsutes et d'énormes yeux violets. Il avait toutes les dents pourries à cause de son amour du sucre, mais malgré tout, il a trouvé l'amour. Peu avant son mariage, il était tellement stressé à l'idée de faire un faux pas qu'il alla s'entraîner à prononcer ses vœux près d'un ravin. Seulement, Onys, la reine du mal, entendit ses paroles et les interpréta pour elle. Charmée, elle émergea alors du ravin et se présenta à Jak dans une brume noire. Malgré les justifications du pauvre Jak, Onys insista en lui promettant que s'il la rejoignait dans l'Hypogée, il obtiendrait tout ce qu'il aime le plus au monde : le sucre. Alléché par cette promesse, il décida d'abandonner son monde et sa future épouse pour rejoindre Onys et devenir l'esprit de l'Auroria. Depuis ce jour, les enkkoragiens sont voués à offrir des pierres de sucre à Jak pour que la nouvelle année soit bonne. Il ne faut pas omettre la bougie pour le guider, sinon, il viendra... te hanter, Draval !

Le regard plissé, le garçon ne semblait pas le moins du monde impressionné par la comédie de son amie. En détournant le regard, il se défendit :

— Je ne crois plus aux fantômes.

— Cause toujours !

L'accusé rougit et s'agita pour soutenir ses dires becs et ongles, même s'il savait au fond de lui que Milléïs avait secrètement raison. Soudain, les quatre professeurs arrivèrent dans le couloir des dortoirs où attendaient les élèves. Monsieur Cumberstone s'écria alors, avec joie :

— Il est minuit, les enfants ! L'heure de l'offrande a sonné !

Dans un pèle-mêle de rires et de voix, les adolescents s'échangèrent leurs gemmes en l'honneur de Jak Dentrouée. Un sourire aux lèvres, Milléïs tendit la sienne, grosse comme une belle orange, à son partenaire.

— Joyeuse Auroria, Draval, et bonne année.

La douceur de sa voix obligea le fils du forgeron à en faire de même et lui souhaiter la plus belle année qu'elle n'est jamais vécue. Il saisit sa pierre de sucre et lui donna la sienne en échange. Ensemble, ils posèrent leurs Gemmes Candies sur le rebord de la fenêtre, puis Draval sortit deux bougies de sa poche et les planta au-dessus des deux roches blanches. À l'aide d'un briquet à engrenages, il les alluma de concert avec les autres élèves. Une chaîne de lanternes s'éleva et entoura le Pensionnat Richmond qui rutilait désormais de mille points lumineux en cette magnifique nuit du nouvel an.

Personne n'avait oublié sa bougie. Jak Dentrouée allait être heureux de ses offrandes annuelles. L'année mille huit cent soixante dix-huit serait des meilleures qui soit, c'était certain.

𝐌𝐈𝐋𝐋𝐄𝐈𝐒 𝐆𝐀𝐙𝐄𝐑𝐆𝐑𝐀𝐘, T1 : La Voie des DéfenseursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant