Chapitre 45 : Minuit

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Une main blanche et fine errait sur les rayonnages. Attrapant un livre, reposant un autre, feuilletant un manuel, Eira jeta finalement son dévolu sur un livre de stratégie militaire. Elle en avait assez des guides sur la construction des navires que leur faisait lire la générale sans raison apparente. Et à son grand désarroi, il n'y avait pas de roman à l'eau de rose. Elle s'assit sur le sol, les jambes repliées, et ouvrit le vieil ouvrage avec précaution. La reine huma le parfum du vieux papier qui en émanait, et commença sa lecture. Cela faisait si longtemps. Les pages étaient craquelées et gondolées, l'encre avait bavé, mais elle ne s'en soucia pas.

La porte de la petite bibliothèque grinça sur ses gonds. Eira releva la tête et aperçut des mèches blondes ébouriffées.

‒ J'étais sûr que je te trouverais ici, lança Aspen.

‒ Tu viens lire ? le questionna la reine avec un sourire.

‒ Non, simplement te parler.

‒ Oh, souffla-t-elle d'un air faussement attristé, quel dommage. Et moi qui pensait que je venais de trouver un compagnon de lecture !

‒ Je suis navré, mais je sais à peine déchiffrer les mots. Qu'est-ce que tu lis ? s'enquit le jeune homme avec intérêt en s'agenouillant près d'elle.

‒ Un recueil sur les différentes stratégies et tactiques sur le champ de bataille.

Le regard du brigand s'illumina.

‒ Ça doit être passionnant ! s'écria en se penchant pour regarder les pages par-dessus l'épaule de la reine.

‒ Je pourrais te lire un passage, s'amusa-t-elle.

‒ Ce serait avec plaisir, déclara-t-il.

Eira feuilleta le livre avant de tomber sur un chapitre qui l'intéressait. Elle lut les mots à haute voix en parcourant les lignes du bout de l'index. Aspen l'écouta avec attention. Finalement, elle releva la tête. Leurs regards se croisèrent. Pour dissiper la gêne, il annonça :

‒ Je suis venu te parler de l'aranyan. J'ai bien étudié son comportement et je crains qu'il n'ait pas averti la générale de la présence d'ennemis sur l'île. J'en viens même à douter de ses paroles.

‒ Vraiment ?

Aspen serra les poings.

‒ Je te jure que s'il prépare un mauvais coup, je lui ferais passer l'arme à gauche !

‒ Calme-toi, il doit bien avoir une explication logique à ses sorties nocturnes. Calida m'a dit qu'il souffrait d'insomnies et du mal du pays.

‒ Ce n'est peut-être qu'un prétexte, suggéra-t-il. Ton amie t'as sans doute menti.

A ce moment-là, une tête brune passa dans l'ouverture. Ils sursautèrent.

‒ Vous êtes là, M'dame ! s'écria Blaiz. Dépêchez-vous, vous allez rater le dîner !

***

La nuit s'étendait comme un voile d'encre sur la forêt, laissant filtrer juste assez de lumière lunaire à travers les cimes des arbres pour révéler un chemin sinueux. Eira et Aspen se faufilèrent dans l'obscurité dissimulèrent derrière un buisson épais, guettant la venue de Majira. Ce dernier apparut, une lanterne à la main, semblant attendre quelqu'un.

Tout à coup, la fenêtre du dortoir des femmes s'entrouvrit, et Maveth en sortit, vêtue d'une robe légère. Majira lui tendit la main et elle s'en saisit. Ils parlèrent à voix basse quelques instants, puis se dirigèrent vers la forêt.

‒ As-tu entendu ce qu'ils ont dit ? chuchota Aspen.

‒ J'ai à peine pu discerner quelques mots, répondit la reine.

‒ Suivons-les, ils mijotent sûrement quelque chose.

Le cœur battant, ils emboîtèrent le pas aux deux Fey, veillant à garder leurs distances. Un silence inconfortable s'était installé entre les deux jeunes gens pris en filature. Seul le bruit imperceptible de leurs pas hésitants bruissant sur les feuilles mortes troublait le calme de la nuit.

Ils arrivèrent bientôt à une petite clairière. Majira rassembla quelques brindilles et les plaça au centre d'un cercle de pierres. D'un geste, il les enflamma avec son pouvoir. Il indiqua à sa compagne un tronc d'arbre coupé sur lequel il déposa un châle. Elle s'assit sur le siège improvisé, lissant nerveusement les plis de sa robe mauve, et l'aranyan prit place en face d'elle sur les ruines d'un petit mur moussu. Leurs ombres s'étiraient et se tordaient sur le sol comme des spectres silencieux. Leurs traits étaient plongés dans l'obscurité, et les ténèbres projetaient des motifs changeants qui semblaient épouser les contours des pommettes et de la mâchoire du jeune homme. Ses yeux de renard, illuminés par les reflets du feu, brillaient comme deux joyaux noirs.

‒ Chère Maveth, commença-t-il en prenant un air solennel, depuis que je vous ai rencontrée, mon cœur n'a cessé de chanter des poèmes que vous seule pouvez inspirer.

Sa voix était basse, mais chargée d'émotion.

‒ Cette nuit, sous le ciel étoilé, je veux vous dire ce que je ressens.

Il se racla la gorge, et sortit un petit papier plié de la poche de son pantalon. Maveth leva les yeux vers lui, ses joues rougissant à la lueur des flammes. Son visage était à moitié éclairé, à moitié voilé par l'ombre. Des nuances de brun et de doré se dessinaient dans ses cheveux lâchés.

Valser avec vous dans la grande salle de bal assombrie

Déambulent sur votre visage mille nuances de gris

Oh amour, prenez-moi la main et entraînez-moi dans la danse

Car c'est de la musique de notre cœur que nous suivons la cadence

Notre seule compagnie comme foule solitaire

Une seconde comme un millénaire

Car le temps semble s'être arrêté

Dans ce puits de sérénité.

Il y a dix mille choses que l'on pourrait se dire

Mais pourquoi ne pas laisser en cet instant le silence resplendir

Quand nous avons toute l'éternité pour nous faire aveux et confidences ?

La lune muette veille à travers ce tableau de verre encadré d'airain

Elle nous observe de son œil curieux et opalin

Unique témoin de notre doux et précieux secret.

Majira se leva, fredonnant une mélodie, et, attrapant la main de Maveth, l'entraîna dans une valse endiablée. Elle renversa la tête et éclata de rire qui exaltait le bonheur. Les lueurs orange des flammes ardentes caressaient doucement leurs traits, accentuant chaque courbe et chaque ligne.

‒ Nous avons fait fausse route, déclara Eira. Il est clair que le seul tort de notre ami aranyan est d'avoir succombé à l'amour.

Frozen TearsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant