Chapitre 22

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Un silence pesant régnait dans le bureau de Tréville.

— Vous êtes certains ? demanda-t-il une énième fois.

Sa voix était étouffée, son visage fermé.

Assis en face à lui, Athos se resservit un verre de cognac, que Tréville avait posé sur son bureau sans y toucher. Il ne comptait plus les précédents et il n'en avait cure. Ce qu'il avait découvert au milieu des bois, il l'avait déjà vu. Les cadavres, ça faisait partie de sa vie.

Mais le corps d'un ami que le feu avait rendu méconnaissable, c'était la première fois. Cette vision allait hanter ses nuits longtemps, et l'alcool n'y changerait rien.

— Il n'y a pas le moindre doute, marmonna-t-il. Jamais il ne se serait séparé de sa croix.

Cette croix que Skye lui avait rendu juste avant qu'il ne parte.

— On peut la lui avoir volée, objecta Tréville, s'accrochant à un espoir trop tenu pour être viable.

Athos soupira profondément, remplit encore son verre et l'avala aussitôt.

Oui, on aurait pu lui avoir volé sa croix, ses bottes, ses affaires. Excepté une chose.

— Une seule personne peut monter Satan, répondit-il.

Tréville se pencha pour prendre la bouteille de cognac. Il ne buvait jamais devant ses hommes, il devait montrer l'exemple.

Aujourd'hui, au diable l'exemple.

Il but son verre comme le faisait Athos, d'un trait, avant de poser les yeux sur Porthos.

Affalé à même le sol, la tête entre les genoux, le géant n'avait soufflé mot depuis qu'il les avait rejoints, après avoir porté Skye, inconsciente, dans l'infirmerie, pendant que d'Artagnan courait chercher Constance.

Tréville regarda Athos qui secoua la tête, désolé. Porthos n'était pas abattu depuis une heure, il l'était depuis qu'ils avaient découvert le corps. Cet homme qui ne montrait jamais ses sentiments, qui prenait soin de se cacher pour panser ses blessures, les montrait aujourd'hui ouvertement.

— Pourquoi si près de Paris ? souffla Tréville en se rejetant contre le dossier de son fauteuil.

Athos haussa les épaules.

— Les Espagnols auraient très bien pu le suivre jusque-là pour se disculper. Si loin de la frontière, personne ne pourrait les soupçonner.

— Et Richelieu ? fit Porthos, sortant enfin de son mutisme.

Tréville le regarda, pesant le pour et le contre.

— Non. Il ne continuerait pas à harceler Skye et il ne se serait pas gêné pour me le dire bien avant que vous reveniez.

Il ferma les yeux. Perdre un homme était toujours difficile. Perdre un des inséparables était quelque chose qu'il n'avait jamais envisagé.

Perdre Aramis...

Il avait déjà cru l'avoir perdu, un an plus tôt, lors de ces maudites manœuvres, mais cette fois-ci...

Il avait l'impression d'avoir trahi Luna.

Il se leva et alla se planter devant la fenêtre, regarda les Parisiens s'affairer dans la rue sans vraiment les voir.

Il aurait pu insister auprès du Roi, lui dire que cette mission était inutile, que Richelieu savait déjà tout ce qu'il y avait à savoir. Il avait l'oreille du monarque, mais il lui devait aussi obéissance. Et Louis avait insisté.

Comme il avait insisté un an plus tôt.

Il ferma les yeux, prit une longue inspiration.

Alors, il avait obéi.

Il aurait pu choisir un autre homme, mais il était le capitaine des mousquetaires. Il devait choisir l'homme le plus apte à accomplir cette mission. Il devait choisir un homme intelligent, rusé, capable de s'en sortir, pas un homme qui se serait fait prendre à peine entré sur le territoire ennemi.

Et il n'y en avait qu'un.

C'est lui qui avait dit au Roi qu'Aramis était le meilleur homme pour cette mission, et il avait eu raison. Aramis avait quitté l'Espagne. C'est ici, à une journée de Paris, qu'il avait trouvé la mort.

Comment ? Pourquoi ?  

On frappa à la porte et d'Artagnan entra. Porthos se releva aussitôt.

— Comment va-t-elle ? s'enquit-il.

D'Artagnan lui adressa un regard triste.

— Elle est consciente, nous l'avons installé dans les quartiers d'Aramis pour qu'elle soit au calme.

Il secoua la tête en fronçant les sourcils.

— Elle ne dit pas un mot, elle ne verse pas une larme. Elle est... absente.

Porthos ferma les yeux.

— Je lui avais promis que j'irais jusqu'en enfer pour le lui ramener, murmura-t-il.

Athos s'approcha de lui, lui tendit son verre de nouveau plein et posa sa main sur le bras de son ami. Il souffrait de cette perte, Aramis était son ami, mais il savait que pour Porthos, c'était pire.

— Et d'Entreville ? demanda Tréville à d'Artagnan.

Athos lui lança un regard curieux.

— D'Entreville ? répéta Porthos.

— Il a disparu, répondit d'Artagnan. Les autres l'ont cherché dans toute la garnison. Ses affaires sont toujours là, mais plus trace de lui.

—  Qui est-ce ? s'obstina Porthos.

— Nous le soupçonnons d'être l'espion, répondit Tréville. Il semble qu'il pose des questions très intrusives, surtout sur Aramis.

Porthos serra les poings.

— Et vous l'avez laissé s'échapper ?

— Porthos, intervint Athos d'un ton ferme. Nous le retrouverons. 

Le géant pinça les lèvres, le visage sévère, puis hocha la tête.

— Athos, vous allez venir avec moi, reprit Tréville. Je dois prévenir le Roi. Et affronter Richelieu...

— Richelieu doit déjà être au courant, grommela Athos.

Oui, ça ne faisait aucun doute.

Il avisa la croix posée sur son bureau. Il la prit, l'observa un long moment puis la tendit à D'Artagnan.

— Donnez-la à Skye. Elle lui revient.

Le jeune homme hocha tristement la tête.

— Oui, capitaine.

Quatre Siècles et une Croix - II - Revenir Vers ToiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant