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Je me rends chez Hugo, mon meilleur ami. Presque deux semaines enfermé chez moi commençaient à me peser. Je dors mieux mais commence à étouffer. Moi qui n'aime pas perdre mon temps, je n'ai rien fait de constructif durant cette période. Perdu sur le net, je me suis échoué sur des plateformes traitant des sciences. Je n'ai rien appris de nouveau.

Je suis toujours content de rendre visite à Hugo. Ce n'est pas seulement un ami, c'est un purgatoire mental. Il me permet de prendre davantage de recul sur ce que je fais, sur ce que je pense, sur mes croyances. Il parvient à faire émerger toutes mes erreurs et à en discuter avec sagesse et bienveillance. Je lui dois beaucoup. Nous nous sommes connus au collège. Jusque-là, je n'avais jamais eu d'ami et me cachais des autres. Mais eux, savaient où me trouver. J'étais un paria, dénigré et insulté en permanence. Hugo était arrivé en cours d'année de cinquième. Il était bouffi et tous les jours habillé en jogging. Mais personne ne l'embêtait. Il avait cette carrure et cette sorte d'aura de brute épaisse qui le préservaient de toute attaque. Il vint à ma rencontre spontanément. Chaque jour, il tenta avec patience d'en savoir un peu plus sur moi. Moi qui ne parlais pas souvent, j'ai été contraint de sortir de ma coquille. Lentement, je me suis habitué à sa présence. Et grâce à sa protection, je fus moins exposé aux espiègleries enfantines. Amis, j'ai commencé à connaître les joies que procure la connerie. Et avec lui, il y en avait pléthore ! Mais il avait cette subtilité d'esprit qui lui permettait à la fois d'être fou et rationnel. Nous avons passé de longues heures à parler de l'humanité, de la société, des gens et de leurs imperfections. Hugo est le meilleur philosophe que je connais et j'aime voir le monde à travers ses yeux.

Le portail est ouvert. J'entre. Hugo habite dans une grande maison de campagne entourée de champs. Il l'a construite lui-même et peut en être fier. Elle est magnifique. La façade est champêtre et l'intérieur mélange subtilement rusticité et modernité. J'aimerai avoir une maison comme la sienne. J'aurais peut-être dû me former comme lui à la maçonnerie.

Je salue Hugo et nous nous dirigeons dans son immense salon agencé comme un loft. Hugo s'empresse de me servir un verre de whisky coca. Je n'aime pas l'alcool mais, pour combler les attentes de mon hôte, je me plie volontiers à cette coutume de l'apéritif alcoolisé.

_ Donc, tu vas déménager ? Demande Hugo.

_ Oui, je ne vais pas avoir les moyens de garder l'appartement.

_ Tu as des pistes ? En HLM ?

_ Oui, je vais visiter deux appart' en début de semaine prochaine.

_ Si t'as besoin d'aide pour le déménagement, tu peux compter sur moi.

_ Merci ! Et toi, ton business ?

_ J'ai des clients qui me cassent les couilles pour des problèmes de délais, mais bon ! C'est le job ! Ils ne comprennent pas que travailler sous la pluie altère la qualité des matériaux. Et puis, j'ai peut-être un peu trop pris de commandes ces derniers temps. Ah ah ! Mais ce n'est pas grave, c'est tout le temps la même chose ! Et tes travaux à toi, ça donne quoi ?

_ T'as reçu mon message ?

_ Oui, tu disais que t'avais trouvé « la pièce manquante » ?

_ Enfin ! Dis-je en levant les sourcils.

_ Tu vas publier tes résultats ?

_ Je ne sais pas si c'est faisable. Il ne faut pas oublier que je suis un amateur. Les universitaires ne vont pas me prendre au sérieux quand ils verront que j'ai tout appris grâce à quelques bouquins et Google. Pour rappel, je n'ai que le bac.

_ Un bac Scientifique, ce n'est pas rien ! Tu devrais avoir un peu plus confiance en toi. Même si je n'y comprends rien à ces histoires de dimensions, de métriques, tes résultats vont peut-être révolutionner la physique théorique. Tu es peut-être le nouvel Einstein ?!

_ Ah... non, non ! Je n'ai pas cette prétention. Bon nombre de polytechniciens ou d'ingénieurs qui jouent les théoriciens transmettent leurs travaux personnels et se cassent les dents. Ces mecs sont bien mieux formés que moi à la base.

_ Je pense que tu devrais démarcher pour diffuser tes résultats.

_ Je ne sais pas. Maintenant que j'ai plus de temps, il faudrait que je vérifie tout mon travail, point par point, pour le consolider.

_ Depuis le temps que tu m'en parles, dit Hugo en soupirant, je pense que tes résultats sont bons. Faut que tu arrêtes d'avoir peur.

_ J'ai peur de l'erreur.

_ Eh bien ce sera le meilleur moyen de vérifier la pertinence de tes résultats que de les montrer aux pros.

Hugo marque un point.

_ Et tu pourrais les poster sur un forum, je sais pas ?

J'hoche la tête de haut en bas en fixant les bulles de gaz du coca qui tentent de se frayer un chemin vers la surface.

_ Comment va Estelle ?

_ Ça va, ça va. Elle doit s'éclater avec ses copines. Bon débarras ! S'enjoue Hugo.

_ Votre couple se porte bien ?

_ Oui, pas de soucis de ce côté-là. Elle veut avoir un gosse. Je suis pas chaud. Et toi ? Emilie ? Vous êtes restés en contact ?

_ Non, on n'est pas pote. On n'a pas échangé nos numéros.

_ Ah ah ! En quatre ans t'as même pas réussi à avoir son numéro ! Va falloir t'y mettre mon vieux !

J'ai beau demander à Hugo de ne pas aborder ma virginité, il prend un malin plaisir à le faire d'une manière ou d'une autre à chaque fois que l'on se voit. Ça devient lourd. A la réflexion, je sais que je lui en veux parce que ça me frustre profondément. Une partie de moi aimerait être en couple, avoir une petite amie, avoir des rapports sexuels. Par le passé, j'ai tenté à de nombreuses reprises de draguer des femmes. Lorsque je parvenais à les charmer et que je sentais que j'avais une ouverture, je laissais tomber. Je regrette. Je suis différent, et j'ai peur que ce masque qui me permet d'être un autre pour plaire, finisse par tomber avec le temps. Et que celle que j'aime me voit tel que je suis réellement, un homme étrange, enfermé en lui-même, désespérément marginal dans sa manière de voir le monde et incapable de s'intéresser aux futilités du quotidien et aux autres. C'est à la fois avec dédain et admiration que j'écoute les gens échanger et rebondir, volubiles et intéressés, sur des thématiques pour lesquelles ma contribution ne se résume qu'à mon indifférence. Par moment, j'aimerai être monsieur tout-le-monde.

Une vision me vient soudainement : celle de l'amoncellement de vaisselles dans l'évier. Je n'arrive pas à trouver la motivation pour la nettoyer. Tous les jours devant mon pc, je capte un peu plus les effluves nauséabonds des résidus de nourriture en décomposition. Pourquoi est-ce que je pense à ça maintenant ?

Je ne me sens pas bien et je ne sais plus si j'ai bien fermé la porte d'entrée. Je ne vais pas rester dîner avec Hugo. Je veux rentrer chez moi.

_ Tu penses à quoi ? S'interroge Hugo.

_ Euh... à rien de spécial.

_ Publie tes résultats !

_ Oui, je vais voir ça...

LucasOù les histoires vivent. Découvrez maintenant