CINQUANTE-CINQ

11.4K 1.2K 207
                                    

Lundi, 5h53.

Il devait être environ six heures du matin lorsque Taehyung remua finalement ses paupières, une douleur lancinante pulsant dans son poignet. C'était douloureux, oui, mais bizarrement reposant à la fois. Comme si un cœur battait dans le creux de son bras. Le soleil semblait à peine levé, et malgré ses yeux fermés le châtain pouvait sentir quelques rayons tapaient contre son épiderme. Il était bien là, si bien, qu'il ne voulait pas bouger, se contentant de profiter du silence qui régnait paisiblement autour de lui. Un silence des plus total accompagné d'une respiration, ou plutôt de deux.

Et Taehyung ouvrit finalement les yeux.

Il avait oublié pendant quelques secondes, il avait tout oublié. Pendant ce court instant c'était un adolescent comme les autres, allongé dans son lit un lundi matin pendant que sa mère préparait le petit-déjeuner à l'étage. C'était un simple garçon de dix-sept ans, dans la moyenne, un minimum sociable et sans aucun problème.

Mais maintenant il se souvenait.
Il se souvenait de tout.

Mais surtout il se souvenait de ce terrible cauchemar qui l'avait mené à venir ici, dans ce canapé, entre ses draps. De ce cauchemar qui ressemblait à tout sauf à ça, c'était étrange, différent. C'était comme un souvenir, les images gravées dans l'esprit du châtain comme s'il l'avait réellement vécu... Et au fond, c'était un peu le cas.

À côté de lui, le visage de Jungkook était encore paisiblement endormi, chacun de ses traits reflétant un état de calme profond. Il était allongé sur le dos, sa tête retombant légèrement sur la droite. Ses lèvres entrouvertes semblaient s'être asséchées pendant la nuit alors que ses paupières frémissaient comme s'il regardait rapidement de gauche à droite. Et Taehyung resta comme ça, immobile, à le détailler pendant de longues secondes, profitant que le brun, lui, ne le voie pas. Puis il descendit lentement son regard sur le corps du brun, remarquant que toute la couverture était reposée sur son propre corps. À vrai dire il était complètement enroulé dedans, emmitouflé tel un enfant et ne mit que quelques secondes à comprendre que Jungkook avait dû le couvrir pendant la nuit.

Et cette simple remarque le fit sourire.

Il mit alors un certain temps avant de pouvoir extirper son corps de ses draps, retirant d'abord ses bras, puis ses jambes. Et c'est sans faire le moindre bruit que Taehyung réussit finalement à se relever, laissant derrière lui le corps encore endormi du brun. Tous ses membres semblaient engourdis, anesthésiés, comme atrophiés, l'empêchant de marcher correctement. Il tanguait légèrement, comme alcoolisé tandis que ses jambes semblaient faire trois fois son poids, l'obligeant à traîner des pieds. Et malgré cet état d'endormissement il sentait encore cette douleur dérangeante, cette pulsation au bout de son bras, ce cœur qui battait à la mauvaise place. Alors c'est durement qu'il continua d'avancer, marchant jusqu'à atteindre la salle de bain avant d'allumer la lumière et de verrouiller la porte derrière lui. L'obscurité contrastant avec cette luminosité soudaine le fit voir noir pendant un instant, l'obligeant à plisser des yeux. Et il resta comme ça, immobile jusqu'à ce que ses pupilles ne se réhabituent peu à peu, lui permettant de les réouvrir.

Et il n'attendit pas une seconde de plus avant de soulever la manche de son pull, dévoilant la peau écorchée de son poignet. De nombreuses griffures recouvraient sa peau, sa peau blessée dont le sang avait du couler pendant la nuit, séchant le long de son bras. Mais Taehyung ne sourcilla pas, mordillant nerveusement le bord de sa lèvre. Ce n'était pas la première fois que ça lui arrivait, mais il avait vraiment espéré que ça n'arrive plus. Il avait cette manie, ce tic, celui de se gratter jusqu'au sang. C'était involontaire, inconscient, et il ne l'avait pas fait depuis très longtemps.

Le châtain resta figé sur son poignet pendant encore quelques secondes, se demandant intérieurement pourquoi il devait être comme ça, faire ce genre de choses. Puis il finit par secouer sa tête, craquant quelques muscles de son dos et s'approcha du lavabo. Le contact avec l'eau fut d'abord douloureux, l'obligeant à se mordre l'intérieur de la joue pour ne pas gémir. Ses muscles se tendirent, son poing se serra et chaque trait de son visage devint plus durs. Puis la douleur passa doucement, s'en allant peu à peu jusqu'à devenir totalement inexistante.

Et c'est alors qu'il leva les yeux face à lui, se retrouvant nez à nez avec son propre reflet. Taehyung n'arrivait plus à réfléchir correctement, se voyant dans le miroir pour la première fois depuis deux jours. Il avait tellement transpiré que des plaques rouges s'étaient formé sur son visage, ses cheveux collaient à son crâne, sa peau était pâle, livide, translucide. Ses yeux s'étaient écarquillés devant cet affreux spectacle, ses lèvres s'étaient entrouvertes et toutes ses pensées s'entrechoquaient entre elles. C'était un mess dans sa tête, un réel bordel tandis qu'il vint poser ses doigts sur la peau de son visage. Deux cernes violacés soulignaient ses yeux, donnant quelques couleurs horrifiantes à son visage d'une pâleur extrême. Ses yeux étaient injectés de sang, sang qui s'était lentement remis à couler le long de son bras. Il ne savait pas quoi penser, il n'arrivait plus à penser, il était effrayé.

Il avait peur.
Peur de lui-même.

Une peur qui devint insupportable lorsque son regard descendit le long de son cou. Des marques violacées recouvraient sa peau de toute part, quelques-uns plus petits, d'autres plus imposants, mais tous tout autant présents. C'est avec horreur que Taehyung vint alors soulever son pull, lentement, tellement lentement que son cœur sembla ralentir. Et chaque nouvelle marque découverte était un battement de cœur en moins. Encore, encore et encore... La peau de son torse en était recouverte, son cœur ne battait presque plus.

L'eau coulant encore abondamment du robinet ouvert il ne réfléchit pas une seule seconde avant d'attraper une des serviettes bleutées pour l'imbiber d'eau. Et c'est avec tout le dégoût qu'il ressentait de lui-même qu'il vint frotter sa peau, durement, sans aucune douceur, comme si ce n'était pas son propre corps. Il frottait tellement fort qu'il ne le sentait même plus, il frottait comme s'il voulait s'arracher la peau. Il avait cette impression de ne pas être lui-même.

Il ne se reconnaissait pas.
Il ne se reconnaissait plus.

Taehyung continuait sa tuerie, irritant toujours plus sa peau qui devenant de plus en plus rouge. Et malgré ça, et malgré tout, les marques restaient tout autant visible. Elles étaient encore là, sous le regard désespéré du châtain et malgré toutes ses prières. Il ouvrit alors un des nombreux tiroirs de sa salle de bain et en sortit une trousse à maquillage, fouillant sans aucune gêne dans les affaires de sa mère. Ses doigts s'agitaient avec panique, une panique totale qui ravageait l'intérieur de sa tête en ce moment-même. Il ne pouvait pas sortir, pas comme ça, se montrer, s'exhiber avec toutes ces marques.

Les marques de cette nuit.
De cet homme.

Et c'est seulement après de longues secondes d'acharnement qu'il réussit finalement à sortir un des correcteurs de sa mère, l'appliquant sans même réfléchir un peu partout sur son corps. Il recouvrait sa peau comme on peint une peinture, ses gestes étaient bruts et grossiers alors qu'il tentait d'estomper du revers de son poing. Et il recommença plusieurs fois, peignant, estompant, priant pour que ça parte. Mais même moins visibles, elles se distinguaient encore. À vrai dire elles se distinguaient encore parfaitement.

Alors il admit finalement sa défaite, laissant tomber ses bras le long de son corps comme un pantin désarticulé, une poupée, un objet cassé.

Car au fond c'est ce qu'il était.
« Cassé ».

Et il avait cette impression de ne plus jamais pouvoir être réparé, remis sur pieds. Namjoon l'avait mis à terre mais il était descendu encore plus bas, trop bas. Et maintenant il ne voyait plus aucune sortie, plus aucune lumière. Il ne voyait que le reflet de ce corps qui lui semblait si familier et étranger à la fois. Ce corps qui lui avait été volé, saccagé et amèrement rendu.

Ce corps qui n'était plus le sien.

Et maintenant il n'était plus personne.
Il n'était plus rien.

𝐒𝐄𝐄𝐒𝐀𝐖 | ʲʲᵏ⁺ᵏᵗʰOù les histoires vivent. Découvrez maintenant