Chapitre 18 : Sans filet

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Photo : Joye
The Kays Lavelle - Burning Sorrows

J’allume ma cigarette, inhale profondément la fumée qui s’infiltre le long de ma trachée en feu. Je consomme les clopes à foison dans l’espoir d’apaiser mon anxiété. Un espoir vain qui n’a pour résultat que d’accentuer la brûlure déjà présente. Une douleur bien insignifiante face l’orage qui est prêt à s’abattre sur moi. Depuis plus d’une heure, installées sur la terrasse du "Bel Air " notre café fétiche, à l’abri des regards indiscrets, Joye ne daigne toujours pas me regarder. Nerveusement, je touille mon mojito sans réussir à en boire une seule gorgée malgré la chaleur ambiante. Cachée derrière mes verres fumés, j’exhale lentement le nuage de nicotine qui se disperse autour de moi. J’attends qu’elle se décide enfin à me parler tout en observant le port bondé en cette fin de journée. Les yeux camouflés par ses lunettes de soleil, les traits de son visage fermés, ma blonde se déchaine sur son mégot en l’écrasant frénétiquement. Elle ressasse, cherche son angle d’attaque pour mieux me mettre à terre. Joye a le pouvoir de me tirer vers le haut comme de m’anéantir en une seconde et je redoute cette confrontation qui s’annonce volcanique.

De nous deux, Joye a toujours été l’être solaire et lumineux au regard bienveillant alors que je reflète l’obscurité et la méfiance. Deux opposés qui s’attirent et ne peuvent vivre l’un sans l’autre pour atteindre l’équilibre parfait. Joye est mon équilibre mais aujourd’hui son mutisme m’enterre un peu plus à chaque minute qui passe. Plus un mot n’est sorti de sa bouche après qu’elle m’a balancé mes fringues en pleine tête sous les regards médusés des garçons. Je n’ai eu droit qu’à un simple « Magne-toi ! » d’une froideur à vous glacer le sang. Sandro et Ez se sont précipités pour en savoir plus, inquiets de la voir aussi remontée. Mais aucune de nous n’a parlé, c’était uniquement entre elle et moi.

Elle avait confiance et je l’ai trahi. Maintenant, je dois en subir les conséquences.

Nous avons passé une journée entière au boulot dans un silence de mort. Dans cette atmosphère pesante, j’ai scruté la moindre de ses réactions en attendant qu’elle m’aboie dessus. Mais c’est à son indifférence et à ses regards assassins auxquels j’ai dû faire face. J’aurais préféré qu’elle hurle, qu’elle explose littéralement, elle aurait pu tout casser, je m’en moquais tant qu’elle exprimait sa colère. Mais non… au lieu de ça, j’ai entendu ses pleurs résonner dans la réserve, j’ai vu ses yeux boursoufflés sans qu’elle ne m’adresse la parole tandis que sa peine me foudroyait.

Joye s’empare d’une nouvelle cigarette et balance d’un geste furieux son paquet sur la table. Elle triture la tige un long moment avant de la porter à ses lèvres et de l’allumer. Après une longue inspiration, elle pose enfin son attention sur moi en crachant la fumée dans ma direction. Silencieuse, elle reste braquée sans dévier un seul instant. Je la sens me cribler de balles à travers ses verres opaques, c’est comme si je percevais chaque impact me percer la peau. Nouvelle bouffée en plein visage. Elle me provoque délibérément pour que je réagisse. Bien que la tension entre nous soit un supplice, je ne lui donnerai pas le bâton pour me faire battre. Sa mâchoire se contracte par intermittence. Elle ne va pas tarder à me lapider, ce n’est plus qu’une question de secondes. Sous mon calme apparent, elle a parfaitement conscience qu’à l’intérieur, je suis dévastée et elle en profite pour jouer avec mes nerfs.

—    Je suis la pire des connes ! N’est-ce pas ? débute-t-elle, en brisant ainsi l’aphasie ambiante.

—    Ne dis pas de connerie.

Elle avale une taffe, l’expire par le nez en me jaugeant.

—    TU m’as prise pour une conne. C’est mieux comme ça ?

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