Chapitre 17 : Le deal

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Sandro pose son café sur la table basse et récupère son portable dans la poche arrière de son jean. Son silence me rend nerveuse, il le sait et prend un malin plaisir à en jouer. Que veut-il me demander ? Qu’est-ce qu’il a derrière la tête ? Aucune piste ne peut être négligée, je ne le connais pas assez pour ça. Il m’a déjà embringué dans un jeu saugrenu, qui me dit qu’il n’est pas capable de pire.

—    Tu veux quoi exactement ?

—    J’aimerais mettre à l’honneur mes racines latines.

Un air mutin se dessine sur ses lèvres. Un de ceux qui ne laisse rien présager de bon et qui m’intime à rester sur la défensive.

—    Comment ça ?

Méfiante, je tente d’obtenir plus de précisions, sans succès. Il reste rivé sur son portable mais à mesure qu’il pianote son rictus s’amenuise, s’étiole jusqu’à s’effacer. Ses traits rieurs se font plus durs. Je devine que quelque chose a changé au ton plus grave de sa voix :

—    Ça fait quelques années que je ne me suis pas rendu en Espagne.

Ses doigts arrêtent de s’agiter machinalement. Il relève son visage, pose à peine ses yeux sur moi en frottant sa barbe d’un geste nerveux. Le regard fuyant, je le sens chercher ses mots.

—    Quand mes parents ont décidé de repartir vivre au pays, j’ai dû m’habituer par la force des choses à ne plus les voir. Nous sommes une famille très soudée et ne pas être présent pour eux quand ils en ont besoin est assez difficile à gérer. Je me sens parfois démuni, je ne te le cache pas.

Il s’arrête, déglutit difficilement en pinçant ses lèvres. L’entendre parler de sa famille en Espagne me cisaille le cœur et me renvoie à la mienne, inévitablement. La mâchoire serrée, les doigts crispés sur la serviette, je me concentre pour ne pas être submergée par l’émotion.

—    La vie a pris le dessus, reprend-il d’un air plus sombre, il m’est impossible de partir d’ici même pour une courte période. J’ai dû me résoudre à être loin d’eux mais je t’avoue qu’en ce moment, ils me manquent énormément… 

Les yeux dans le vague, son esprit s’évade. Il n’est plus dans cet appartement avec moi. Il est loin, très loin, sûrement près des siens, j’imagine…

Il ne soupçonne pas à quel point je peux le comprendre. J’aimerais tellement avoir la force d’y retourner et d'affronter enfin ces retrouvailles que je repousse sans cesse. En aurai-je un jour le courage ? Je n’ai jamais pu m’y résoudre malgré les suppliques de mes proches. Mettre un pied dans cette grande maison, c’est au-delà de ce que je peux endurer. Je devrais inévitablement me prendre la réalité en pleine face et je me sens encore trop fragile pour en arriver là. Rester loin, ne pas être confronter ce qui me dévaste depuis tant d’années, c’est la solution que j’ai choisie et je dois m’y tenir.

Mes souvenirs déferlent dans ma tête si bien que ma vision se voile  de larmes. J’ai l’impression d’entendre ses rires résonner, de revivre nos courses poursuites le long de la plage tout comme les châteaux de sable qu’on confectionnait durant des heures… tout me revient par flash comme si c’était hier. Je me revois déambuler dans le jardin ombragé aux doux effluves d’oranger, flânant entre les massifs de « Madone » au blanc pur éclatant. Installée à leurs côtés, je m’évadais dans mon insouciance, enveloppée dans ce cocon doux et protecteur. Ce cocon que lui seul pouvait créer… dans ma mémoire, il est toujours près de moi allongé dans son hamac. Les bras croisés derrière la tête, il contemple le rivage de ses yeux noirs d’un air éternellement rêveur …

ÉVIDENCE Où les histoires vivent. Découvrez maintenant