Chapitre 19 : La chute

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Joye accélère le pas jusqu’à l’escalier qui donne sur la rue principale. Sonnée par ses aveux, ses mots se répètent à l’infini dans ma tête et je prends soudain conscience de leurs conséquences. Installée sur mon siège, je suis comme pétrifiée. Mon cerveau fulmine, me crie de courir pour la rattraper mais mon corps, lui, vidé par ce retour dans le passé, ne répond plus. Joye tourne rapidement son visage dans ma direction. Ça ne dure qu’une poignée de secondes mais bien assez pour lire la tristesse dans ses yeux. Elle veut de l’espace mais ce qu’elle ne comprend pas, c’est que nous avons besoin l’une de l’autre et moi plus que tout au monde… Je ne peux pas la laisser partir !

—    Joyyeeee !!!

Je me redresse précipitamment, hurle son prénom. J’expulse la douleur qui me comprime la poitrine au point de m’en déchirer la voix. Le souffle court, le palpitant prêt à éclater sous ses battements effrénés, je suis anéantie à l’idée qu’elle m’abandonne. Comme arrimée au sol, j’espère un signe de sa part m’autorisant à la rejoindre. Je retiens ma respiration, attendant l’inespéré. Joye se fige sur la première marche, s’agrippe de toutes ses forces à la rambarde en gardant le regard braqué droit devant. Les secondes défilent, elles me paraissent interminables. Un brouhaha s’installe autour de moi, m’extirpe de mes pensées. Tout le monde nous observe. Ils peuvent penser ce qu’ils veulent de nous, je n’en ai rien à foutre ! La seule personne importante ici, c’est ma « sœur ».

Quelques mètres nous séparent l’une de l’autre. Une distance infime qui, à cet instant précis, m’apparaît comme infranchissable. Sans Joye à mes côtés, j’ai la sensation d’être enveloppée dans une nébulosité qui me tire vers le fond et m’emprisonne, cette obscurité insidieuse, si familière, toujours présente dans un recoin de ma tête et qui resurgit à la moindre opportunité. Elle me murmure à l’oreille de la rejoindre en me berçant d’illusions et de viles promesses afin de soulager mes démons.

Je ferme les yeux et me concentre pour chasser ces idées noires. Par le passé, j’étais trop faible, trop vulnérable pour les combattre, je voulais tout oublier, ne plus souffrir et je me suis laissée emporter dans les ténèbres. Mais c’est fini !

Joye m’a appris à les repousser, à me battre contre elles et pour ce qui compte le plus à mes yeux. Et c’est ce que je vais faire ! Déterminée à lui montrer combien elle est importante dans ma vie, je fais abstraction de tout ce qui nous entoure en la gardant en point de mire. J’avance avec prudence de peur qu’elle ne s’échappe. Ses sanglots résonnent, son corps pris de spasmes, elle évacue toute la détresse si longtemps retenue. Sa fragilité me saute aux yeux me mettant face à l’évidence. Celle qui a toujours été mon pilier, n’existe plus. Elle n’était qu’un leurre qui s’effritait jour après jour sans que je ne le remarque. Centrée sur moi-même, j’ai occulté ses propres traumatismes qui l’ont marqué à tout jamais. Elle n’a plus la force de porter ce masque qu’elle arborait pour me protéger de ses frayeurs.

Comment ai-je pu être si égoïste ?

Ses pleurs s’amenuisent, elle renifle, essuie ses joues tout en inspirant profondément. Le cœur battant, je prends mon courage à deux mains, effectue un pas puis un autre jusqu’à me trouver à une dizaine de centimètres d’elle.

—    Joye, écoute-moi s’il te plait… je souffle d’une voix fêlée par l’émotion.

Pas un seul geste à mon égard, une barrière s’est imposée entre nous.

—    Ma chérie… ne pars pas ! Je te promets que je vais y arriver mais pas sans toi …

—    Justement, il faut que ça change, j’ai plus la force de tenir… me dit-elle en me coupant la parole d’une voix chevrotante. Laisse-moi du temps…

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