Il est arrivé à une heure du matin, mardi. Impeccable dans son hoodie bleu marine, son jeans et ses Stan. On s'est fait une accolade, acte un peu risqué par les temps qui courent. Il a rangé sa valise dans le fond du petit couloir qui mène à l'unique chambre, puis s'est lavé les mains plus de vingt secondes. Lorsqu'il m'a enfin rejointe dans le salon, on a évoqué son vol.
- L'enfer, il a résumé. Je me suis étouffé avec un petit pois, j'ai toussé, on m'a regardé comme un pestiféré, même les hôtesses de l'air sont restées à bonne distance. J'aurais pu crever sous leurs yeux ... C'est ouf à quel point les gens sont égoïstes. Je comprends qu'on puisse craindre d'être infecté mais tout de même ... Rouge comme une pivoine j'ai dû demander une bouteille d'eau et me sortir de ce merdier solo.
- Ah ouais quand même ...
- Et j'étais pas au bout de mes peines. En sortant de l'aéroport, j'ai rejoint mon cousin, il était en règle, attestation dérogatoire et tout mais on s'est quand même fait contrôler par les keufs. Deux orientaux dans une Mercedes après minuit, en plein confinement, c'était sûr qu'ils allaient nous chercher des noises. Ils nous ont pris la tête vingt minutes mais comme il n'y avait rien contre nous, ils nous ont laissé partir. J'étais explosé de fatigue, ils nous auraient fait chier dix minutes de plus, j'aurais perdu mon sang-froid.
- Tu crois que c'est le moment de finir en garde-à-vue, j'ai demandé inquiète.
- Bien sûr que non, mais les délits de faciès en plein confinement, ça fait chier. Déjà qu'en temps normal c'est relou mais là c'est trop. Je vais faire un article sur le sujet cette semaine parce que j'ai vu passer quelques vidéos puantes d'abus de pouvoir. C'est pas parce qu'on est en guerre que les non-blancs doivent ramasser. ça m'écoeure que certains profitent de la situation pour déverser leur racisme, je te jure.
- Oui, je comprends. Bon, l'essentiel c'est que tu sois sain et sauf. Tu veux dîner ?
- Tu me proposes quoi il a demandé d'un air moqueur.
- Plat confinement : pâtes bolo, salades, compote de pomme en dessert.
- On est sur du très recherché.
- On en a encore pour un mois au bas mot, je vais dévoiler mes talents progressivement, si tu veux du Alain Ducasse jusqu'au 1er mai t'as frappé à la mauvaise porte !
Il s'est allègrement moqué de moi mais a avalé le repas concocté avec voracité.
A 3 heures du matin il s'est douché et s'est mis en pyjama. Très vite la question de dormir ensemble s'est posée, dans nos têtes respectives, pas à voix haute. J'ai laissé une couverture et un oreiller sur le canapé par mesure de sécurité, mais il n'y a pas prêté attention. Après avoir séché ses cheveux avec une serviette il m'a rejointe dans la chambre et a investi le lit sans poser de question.
Malgré un brin de panique j'aurais été vexée qu'il en soit autrement.*
Il ne s'est rien passé jusqu'ici.
Erdem est un gentleman, ou fait semblant de l'être et ça me va très bien.
Je ne sais pas si c'est le jetlag qui le fume ou s'il attend que je lui saute dessus mais il n'agit pas comme un dalleux.
On passe nos journées à rire, à préparer des gâteaux. Il ne sait cuisiner que ça. Il se débrouille plutôt bien en pâtisserie, le moelleux au chocolat d'hier était très bon. Quand j'y pense on dirait un vrai couple. Ça fait du bien parce que je commençais à étouffer, seule, chez moi. C'est fou comme ça bouffe la solitude. Être deux, même enfermés 24h sur 24 ensemble, ça change les idées. Erdem a envahi tout mon espace avec ses deux Macbook, il fait du télétravail six heures par jour, pendant que je continue mes vidéos make-up dans la chambre.
Aux alentours de 18 heures on prépare le dîner ensemble, en gros, je prépare le dîner, il jongle avec des pommes dans la cuisine en dansant sur des sons rnb des années 2000 et on regarde un film sur Netflix avant de s'endormir dans les bras l'un de l'autre.
En trois jours on a déjà installé une vraie routine.
Je ne sais pas si c'est une bonne chose ou si ça nous tire pas progressivement vers le couple plan-plan plus amis qu'amants mais c'est clairement ce qu'il me fallait. Une vraie présence.
Tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes infecté jusqu'à ce que sa sœur appelle et crache son venin.
Je ne sais pas précisément ce qu'elle lui a dit mais toujours est-il qu'après cet appel, il a changé d'attitude. Il n'a pas pipé mot durant plus de 30 minutes.
Après avoir raccroché il est allé fumer une clope par la fenêtre et semblait préoccupé. J'ai cherché une superbe idée pour attirer son attention à 17 heures en plein confinement.
- On fait un gâteau au beurre ? j'ai demandé pour rompre la glace.
- Si tu veux, il a dit en fuyant mon regard.
J'ai sorti les ingrédients et les ai disposés sur le comptoir en attendant qu'il finisse de s'intoxiquer. Il a daigné venir dans la cuisine après s'être lavé les mains.
Tout en se munissant du doseur et de la farine il s'est à nouveau muré dans le silence.
Une vague de chaleur a envahi mon crâne et j'ai craché :
- Bon, t'as quoi là ?
- Quoi ?
- Arrête de faire l'enfant. Quand y a un truc qui te soule dis-le ! C'est chiant cette attitude gamine que tu prends quand t'es contrarié.
- ...
- Je dois toujours te tirer les vers du nez.
- Y a rien, il a assuré en allumant la radio.Kanye West a couvert le silence.
"This is family business
And this is for the family that can't be with us
And this is for my cousin locked down, know the answer's in us"- Si y a quelque chose mais tu fais le mec qui boude, comme d'hab, j'ai affirmé en haussant la voix.
- OK.
- OK quoi ?
- Écoute Inès, ça fait deux jours que je suis pas sorti, j'ai le droit d'être vite fait de mauvaise humeur, non ? Ton ex-mari il était jamais de mauvaise humeur ?
- Pourquoi tu me parles de lui ? J'ai demandé en sortant les œufs du frigidaire.
- Ben parce que tu vivais avec lui.
- Tu recommences ta paranoïa, t'es sérieux ?
- Passe-moi le lait, s'il te plait, il a fait en éludant la question.
J'ai balancé une spatule dans l'évier et j'ai retroussé mes manches.
- Bon, on va discuter, j'ai dit fermement. De quoi t'as peur ? Qu'est-ce que t'as encore dit ta sœur?
- Pourquoi tu parles de Lara ?
- Parce que ton humeur a changé après son appel. Vraisemblablement, il y a un lien ...
- ...
- Elle t'a dit quoi ? j'ai éructé les yeux brillants. Pendant deux jours ça allait très bien et comme par hasard, là, il y a un problème.
- Elle prenait juste des nouvelles.
- Et ?
- Et laisse-tomber.
- OK, si tu veux rien me dire mais que tu penses pouvoir continuer à vivre ici, tu te trompes, j'ai plus le temps pour ces conneries! Je pense avoir été honnête avec toi depuis le début donc si tu ne peux pas en faire autant, casse-toi. Je te retiens pas.
- Ah ouais tu me jettes comme ça, parce que je suis silencieux pendant dix minutes ?
- T'es pas juste silencieux, tu t'interroges sur nous, je le sens.
- Je ne m'interroge pas sur nous, mais mes proches oui. Ils trouvent qu'on va vite. Tu viens de divorcer t'as encore des liens avec ton ex, c'est normal qu'on me mette en garde.
- Ta sœur t'a conseillé de te méfier ?
- Ouais ... Mais c'est normal, j'ai douillé avec Fidan. Elle ne veut pas que je me fasse avoir une deuxième fois, c'est tout.Dans ma tête je me suis refait le film pendant qu'il défendait sa sœur. Cette connasse m'a demandé de la maquiller, faisait la gentille avec moi il y a quelques jours et juste parce qu'elle a entendu la voix de mon connard d'ex, une fois, au téléphone, elle joue les sœurs super-protectrices. Ça m'énerve !
Au pire, à l'époque où l'on pouvait encore rencarder les gens à l'air libre, elle aurait très bien pu me fixer un rendez-vous et vider son sac. Plutôt que de casser du sucre stevia sur mon dos maintenant qu'on est attachés. Savoir qu'une personne me surveille et a une sale image de moi alors que je ne suis pas le genre de personnes à tromper ou faire du mal sciemment à quelqu'un, ça me met les nerfs. Il y a peu de choses qui m'énervent profondément dans la vie mais l'injustice et sentir qu'on ne me fait pas confiance, ça me tord le ventre. Puis ça veut dire quoi ? Imaginons qu'on continue cette relation ça signifie que si on va plus loin, Lara nous mettra des bâtons dans les roues ? Retournera le cerveau de son frère ? Elle est trop chelou. Mielleuse les jours pairs, connasse les jours impairs.
Tandis qu'Erdem continue à justifier l'inquiétude de sa sœur qui le croyait confiné chez lui, je remets mon tablier. Je le veux vraiment ce gâteau. Face à mon absence de réaction Erdem me regarde longuement et me demande si ça va.
- Ben écoute, moi je n'ai rien à cacher donc crois ce que tu veux. Suis ton instinct, je lui conseille calmement. Mais moi je suis bien avec toi, j'aurais aimé que ça dure... Si ça doit s'arrêter là, je vais pas te retenir. Peut-être que t'es pas encore prêt pour une vraie histoire. J'ai envie de faire pipi. Je reviens.Il est resté bouche-bée et m'a regardé m'en aller.
Lorsque je suis revenue cinq minutes plus tard, il m'a prise dans ses bras et s'est excusé.
- Je te fais confiance c'est juste que parfois c'est pas simple ... Et ma sœur c'est ma meilleure amie, elle me protège et me conseille de fou. Mais elle n'a rien contre toi, je te jure. Je te présente mes excuses. Je devrais pas me renfermer comme ça, c'est pas sympa pour toi.
- ...
- C'est là que tu devrais dire : « je te pardonne mon chéri, je comprends ... »
- Et si je refuse tes excuses ?
- Impossible.On s'est embrassés et après ce baiser il n'était plus question de gâteau. Mais cet happy end je le voulais vraiment...
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Ce que femme veut
General FictionInès est folle amoureuse de son mari mais lui non. Alors elle s'élance d'un pas ferme vers le manque d'estime, l'adultère, la peur puis le divorce. Au bout de ce chemin elle pourrait peut-être se trouver, elle qui se connait si peu ...