La fin du confinement approche. J'attends cela comme une libération de prison. J'ai bien conscience qu'il faudra faire beaucoup plus attention et qu'on n'est pas sortis d'affaire mais qu'est-ce que j'ai hâte !
Erdem et moi ça va un peu mieux. J'accepte qu'il soit un peu indécis et je fais preuve de patience. Je ne sais pas si c'est le jeûne ou le désespoir mais j'ai assez parlé, je suis fatiguée. Je vais attendre et voir ce que ça donne entre nous. En plus, c'est pas le moment de lui prendre la tête ; sa mère a été hospitalisée. Pas pour le Covid-19, mais pour quelque chose à l'issue similaire. Je n'ai pas retenu le nom de la maladie mais elle est mortelle et Erdem en parle avec difficultés. C'est étrange pour un journaliste, hein. C'est comme s'il était redevenu un enfant qui ne comprend pas. A plusieurs reprises Lara et lui sont allés voir leur père pour le soutenir. Le quinquagénaire se dit confiant en ce mois si spécial. Franchement, je ne sais pas quelle attitude adopter. Erdem est très préoccupé par cette hospitalisation soudaine mais il ne se livre pas. J'ai cru comprendre que sa mère avait déjà vécu une longue maladie mais qu'elle s'en était sortie sans séquelles. Les seules choses qu'il me dit, c'est quand il se barre travailler ou quand il se barre chez ses parents. Dans le contexte ambiant, il ne peut pas rendre visite à sa mère et je pense que c'est ça qui le mine. Il n'y a que son père qui la voit et le daron, un brin défaitiste par moment, parle plus de son teint blême que des choses positives que les médecins auraient pu lui dire. Puis Erdem a peur que sa mère ne comprenne pas tout et qu'on lui administre n'importe quoi. Il est très protecteur et très méfiant à la fois. C'est beau de le voir agir de cette façon, je prie pour que Dieu me donne des fils aussi aimants.
Ce qui me pique un peu en revanche, c'est qu'il me tienne à l'écart de tout ça. Je sais qu'il a beaucoup de tantes et de cousines, mais je pourrais peut-être aider à préparer le ftour pour son père, ça me ferait plaisir, même si je ne suis pas la reine du tagine marocain, je me défends bien sur certains plats orientaux.
En fait, j'ai l'impression d'être une side-chick. Je suis là, dans un appart, je l'attends, je le questionne, il me répond vite fait, puis c'est tout. Il m'implique dans rien, me demande aucun service, ne pleure pas sur mon épaule. Je sers à quoi ?
C'est vrai que chacun gère les problèmes et la maladie à sa façon, mais une copine, ça sert un peu à te faciliter la vie quand tu te retrouves dans la merde. Si je dois juste lui faire à manger et dormir à ses côtés, je trouve ça insignifiant... Je n'ai pas voulu déclencher de dispute ou entendre des choses qui pourraient me décevoir, alors je ne l'ai pas confronté sur le sujet. Ça fait une semaine qu'il ne dort pas et qu'il enchaine les allers-retours illégaux entre chez ses parents et chez moi, si j'ajoute une goutte d'égocentrisme à ce cocktail détonant, il va péter les plombs.
C'est dans ces moments-là que je m'aperçois que je l'aime vraiment, parce que je préfère qu'il soit bien même quand moi je ne le suis pas. Une vraie bouffonne.
Bref, Lara est retournée vivre chez son mari. L'hospitalisation de la daronne a tout remis en question. Elle ne pouvait plus rester seule avec sa fille dans un si petit appart et cogiter sereinement. Quand elle m'a annoncé son choix, j'ai failli dire ce que je pensais puis je me suis souvenue que c'était la sœur de mon mec, alors j'ai tourné ma langue 7 fois dans ma bouche. Je ne veux pas la juger. C'est compliqué pour elle. Toute sa belle-famille lui a fait la morale, son mari l'a bombardée de textos « s'il te plait reviens, je vais changer. » HEK.
L'Inès d'il y a quelques mois aurait craqué aussi. Ce qui me fait de la peine, pour elle, c'est qu'elle va se forcer à croire en une relation qu'est morte. Le pire, c'est que son père lui a carrément dit que c'est à cause d'elle que sa mère a été hospitalisée :
- Tu lui causes trop de souci, voilà maintenant le résultat.
Je croyais que les pères Algériens étaient à fond dans le drama, mais les Turcs, ils te bandent les yeux avec une culpabilité cousue main. En entendant ça, évidemment Lara a fait ses valises en deux, temps trois mouvements. Je prie tous les jours pour la santé de « ma belle-mère ». Je force un peu sur l'appellation. Je voulais vraiment passer un Ramadan joyeux, paisible et plein de gratitude. Cette histoire est en train de tout modifier. Erdem est triste, du coup je le suis aussi. C'est dur de vivre avec une personne qui ne va vraiment pas bien. J'ai l'impression que Yanis, ce gros chien, n'a jamais eu de problèmes. Il avait des soucis de taf parfois et sa mère, la sorcière, faisait du diabète. Elle nous faisait des petites frayeurs de temps en temps avec des malaises ou des chutes de tension mais c'était une forceuse. Elle s'envoyait de vrais gâteaux, elle jouait avec sa santé cette inconsciente puis elle venait pleurer et prononcer son testament oral sur notre téléphone fixe pendant des heures. Franchement ma belle-mère c'était une plaie.
Hormis notre divorce, Yanis n'a jamais traversé de situation « difficile ». Du coup c'est ma première fois en gestion de situation de crise et je sais vraiment pas comment me placer. J'essaie de lui rendre la vie facile, je fais des plats qu'il aime, je m'intéresse à l'état psychologique de son père, je lui fais des rappels mais c'est sa mère dont on parle. Même un croyant pratiquant n'a pas envie d'entendre « si elle meurt, c'est le destin. » On parle de l'être le plus important à ses yeux ... Et j'ai remarqué qu'il avait une grosse pudeur sur ce sujet. Il m'a juste dit qu'elle souffrait d'une maladie mortelle, mais depuis il ne parle plus de la mort, c'est une éventualité qu'il ne veut pas évoquer. ça me fait peur. Pour lui. Parce que si sa mère s'en va, j'ai l'impression qu'il va faire un déni, qu'il va réfuter l'idée par protection mais ça va faire qu'approfondir sa peine. Comme les gens qui ont vécu un truc grave et quand tu leur dis :
- Ça va tu tiens le coup? C'est pas trop dur ?
Ils te répondent normalement :
- Tranquille.
Ces gens-là c'est des bombes à retardement. Je préférerais qu'il soit énervé, impatient limite qu'il me crie dessus mais qu'il extériorise sa crainte parce que là, c'est silence radio. Lara est un peu plus bavarde, elle espère que leur mère sortira d'ici la semaine prochaine, elle y croit. Je l'écoute et je valide avec des grands "InchAllah", pourtant il y a deux jours, j'ai rêvé qu'Erdem pleurait dans le désert en demandant au Ciel de lui donner le courage de surmonter sa peine. Il était tout seul, habillé en blanc, avec un tissu rouge dans la main. Le rêve ne disait rien de plus sur la situation mais dès que je me suis réveillée, je me suis dit qu'il ne fallait pas que je lui raconte. Il est déjà mal alors si je lui raconte mes rêves, il va vriller. Personnellement, je n'ai pas un bon pressentiment. Pas forcément pour sa mère, mais pour l'ambiance générale, j'ai l'impression que quelque chose m'échappe et que je dois simplement patienter et voir ce qui va arriver ou non. Il y a des moments dans la vie où l'action est inutile, où les réponses à tes questions viennent à toi.
Mais tant que la vie ne me montrera pas que je dois fuir, je le soutiendrai et l'aimerai jusqu'au bout.
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Ce que femme veut
Fiction généraleInès est folle amoureuse de son mari mais lui non. Alors elle s'élance d'un pas ferme vers le manque d'estime, l'adultère, la peur puis le divorce. Au bout de ce chemin elle pourrait peut-être se trouver, elle qui se connait si peu ...