Aqhat

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- CET ENFANT ME TUERA !

Une lourde femme en tablier sort en trombe de la maison.

Quelques secondes plus tôt, cette femme essuyait les bols au-dessus de l'évier de la cuisine ; et de temps à autre jetait par la fenêtre un coup d'œil à son fils de six ans, Aqhat.

Au premier coup d'œil, il jouait tranquillement dans le jardin, à demi caché par le bois de chauffage. Au deuxième, il avait escaladé la pile et s'amusait à rompre à mains nues les petites branchettes des tronçons de bois. "Il va encore se griffer les mains", ronchonna t-elle en se saisissant d'un nouveau bol humide. Au troisième coup d'œil, elle ne sut pas exactement ce qu'elle vit. Ça crépitait.


La mère d'Aqhat

Je ne peux plus supporter la présence de cet enfant. Toujours à me donner des frayeurs.

Il y a à peine quelques mois, il a incendié son petit lit. Je n'ai pas compris tout de suite que c'était lui qui provoquait ça. En hurlant, je l'ai tiré de là, le feu me brûlait les mains. Voyez comme elles sont rouges, les marques ne sont pas parties. Et lui, il souriait. Ce n'était pas mon fils.

Je me suis mise à le surveiller tout le temps et j'en ai gagné un mal de ventre terrible. Et puis il a fallu se rendre à l'évidence. Le feu prenait tout seul ; il suffisait qu'il regarde un brin d'herbe pour qu'il s'enflamme.

Son père m'a dit que le diable l'avait touché. Nous avons essayé de faire comprendre à Aqhat que c'était mauvais et dangereux, qu'il pouvait blesser quelqu'un. Rien à faire. Nous l'avons corrigé une première fois, et alors j'ai vu une méchante étincelle s'allumer dans ses yeux. La nuit suivante, il mettait le feu à notre lit. Heureusement je dormais si mal avec toute cette inquiétude que je m'en étais aperçue tout de suite. La minute d'après, Aqhat se prenait la raclée de sa vie. J'avais la frousse de ce qu'il pourrait faire.

Il ne parlait plus et j'ai cru qu'il s'était enfin calmé, qu'il ne le referait plus. Et voilà que je le vois, flambant le bois du chauffage ! Il est diabolique !


Elle tombe sur le petit garçon comme la misère sur le monde. « Maman mais j'ai rien fait ! » crie t-il, traîné par sa furie de mère. Derrière lui, les étincelles tressautent sur le bois de chauffage, comme des puces de cirque libérées de leurs tours. Une première bûchette prend feu.

L'épaisse main rouge gardant son emprise sur l'enfant, la mère défait son tablier d'un geste leste et en frappe les flammes pour les éteindre.

Cela fait, elle poursuit sa course sans mot dire. Aqhat clopine derrière elle, suivant difficilement les grandes enjambées de sa mère. « Mais j'ai rien fait maman ! C'est pas moi ! »

Elle fait le signe de croix devant le christ accroché au portail et sort du jardin, descend la rue principale en terre battue, puis une autre rue escarpée, dépasse la dernière maison aux murs de chaux, pénètre dans la forêt qui borde le village et ses dizaines de petites habitations carrées et blanches. Les paysans, tous semblables, vivent dans ces petites maisons, toutes pareilles, ordonnées par des chemins de terre formant le quadrillage d'un jeu de morpion. Le village est bordé sur deux côtés par des champs rectilignes et de l'autre par la grand-route. Sur son dernier côté, l'irruption dense d'une toison d'arbres tordus paraît pour le moins incongrue.

- Maman tu me fais mal ! Je vais tomber!

Elle ne l'écoute pas, et continue de presser le pas en le soulevant presque de terre.

S'enfonçant parmi les arbres, elle attrape l'enfant et le coince sous son bras. Il ne sait plus quoi dire alors il pleure, comme un bébé, en geignant.

La forêt est épaisse et humide, si humide qu'elle en dégage des fumets de vapeur. Les moustiques y piquent gaiement, et les branches feuillues cherchent des visages à caresser. Plutôt que produire de l'oxygène, c'est comme si les arbres voulaient le garder pour eux. La marche en elle-même n'est pas aisée, car les sabots s'enfoncent dans une terre de plus en plus boueuse et compacte.

C'est avec une peine croissante qu'elle réussit à les extirper de la gadoue. Ils doivent être proches au vu du terrain marécageux.

Et en effet, au détour d'un arbre large comme un homme les bras ouverts, elle aperçoit un bout de la chaumière montée sur pilotis.

Les pilotis la soutiennent au-dessus d'un vaste marais dont elle longe le bord. La lumière y est tamisée mais parsemée de quelques rayons de soleil qui passent grâce à l'ouverture dans les cimes créée par la nappe d'eau sombre. Sur la rive près de la maison, l'habitante des lieux entretient un grand potager où poussent des légumes et quantité de plantes farfelues.

L'odeur par ici est particulière, à la fois forte comme du musc, un peu salée comme le bord de mer mais plus entêtante et qui vous bercerait vers un doux sommeil.

Les narines d'Aqhat frémissent, éveillées par le parfum si particulier du marécage. Il s'arrête de geindre et son corps se raidit dans les bras de sa mère.

Levant sa tête comme faite de plomb, il tourne ses grands yeux effrayés vers la chaumière, le banc adossé à un de ses murs, et la magicienne assise sur ce banc.

L'odeur de la cendreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant