Les flammes dansaient, chatouillant les écailles des poissons suspendus au bout d'une pique. Le dos voûté, les paupières lourdes, les hommes étaient sans énergie. Ils attendaient tous mollement autour du feu que leur pitance soit enfin acceptable. Peu de mots étaient échangés. Fatigue et insatisfaction semblaient l'avoir emporté en cette fin de journée.
Chatham était d'une humeur morose. Il surveillait l'état de la cuisson en fixant les yeux tristes de l'animal mort.
Monsieur Pinning s'invita gaiement, s'asseyant à ses côtés en se frottant les mains au coin du feu.
-Ouh, la nuit s'annonce fraîche, dit-il en frissonnant.
Mr Chatham ne fit pas l'effort de répondre. Mais Pinning était déterminé à contrer ce vilain malaise.
-Je sais bien ce qui vous turlupine ! Mais gardez confiance Mr Chatham ! Nous l'attraperons la prochaine fois.
-Ce qui me turlupine comme vous dites, Monsieur Pinning, ce n'est pas de savoir quand nous l'attraperons, mais bien l'état dans lequel nous l'attraperons.
-Pensez-vous qu'il soit blessé ? s'inquiéta Pinning.
-Je l'ignore, mais la chute était impressionnante à ce qu'on m'a rapporté.
Les flammes ardentes se reflétaient dans les yeux de Chatham, moins rieurs que d'ordinaire.
-Vous devez comprendre une chose Monsieur Pinning. Je n'ai nul désir de décevoir le Capitaine. Et j'ai le sentiment que cette mission ne pourra réussir sans une meilleure organisation.
Le petit homme dodu se mordilla machinalement l'intérieur de la joue, tracassé.
Les plumes du chapeau remuèrent. Mr Chatham venait de lever le visage vers l'Écumeur des Mers. Au bord du rivage, le trois mâts était on ne peut plus paisible. Il semblait veiller de loin sur son équipage en le berçant d'une lueur chaude, tout droit venue de la cabine du Capitaine.
-D'ailleurs, que peut-il bien faire là-haut, notre Capitaine ? s'interrogea Chatham.
Pinning prêta à son tour attention aux vitraux flamboyants, tandis que ses lèvres se déformaient en une moue indécise.
***
Déchaussé, une jambe dans le vide, Mendoza était avachi dans son lit, la tête contre le mur. Son allure avait encore rétrogradé. Le tricorne et la veste semblaient s'en être définitivement allés. Quant à sa chemise, elle ressortait négligemment de son gilet déboutonné.
Quelques bougies avaient été invitées, réchauffant la cabine et les cœurs.
-J'irai à Madagascar, parla Mendoza.
Comme à l'accoutumée, le Lynx était présent pour l'écouter. Droit comme un geôlier, dos à la paroi, il veillait à ce que sa souris, en boule sur son épaule, ne se réveillât pas. Sa tenue était quant à elle irréprochable, sans surprise.
-C'est là-bas qu'est mon avenir. Je m'y projette très clairement.
Le Capitaine fixait le vide, les yeux grands ouverts.
-Si l'on combine toutes les parcelles qui constituent ma vie, toutes époques confondues, je vois se dessiner un chemin, un long chemin qui m'a guidé jusqu'à aujourd'hui et qui me mène droit vers Madagascar. J'ai l'impression de voir clair pour la toute première fois de ma vie. Je vois des choses que je pensais impossibles ou inexistantes. Je vois le monde, et même... ma destinée. Je la perçois en vérité. C'est étrange... Je distingue une forme, un mouvement. J'ai aussi une odeur, une sensation. Des picotements. Quelque chose à l'intérieur.
Mendoza s'était égaré dans ses pensées. Pas un instant il n'avait cillé.
-L'ultime mission. Accéder à cette terre, y parvenir.
Il s'éveilla soudain de sa torpeur, puis se frotta les yeux, écrasant ses globes du bout de ses doigts.
-Faut que j'en parle à mon équipage. Je n'ai pas le choix.
L'expression du Capitaine se crispa sous l'effet de la fatalité.
-Si je leur explique la vraie nature de l'expédition, ils se mutineront. Ils m'abandonneront sur cette île s'ils ne me tuent pas avant.
Le Lynx dévisagea Mendoza.
-Mais si je leur mens, continua-t-il en déglutissant, je serai forcé d'endosser une dernière fois le rôle du Capitaine, et honnêtement, je ne pense pas en avoir la force.
Mendoza songea longuement, la bouche entrouverte, les bras étendus.
-Mais ? Mais s'ils comprenaient ? Après tout, c'est quand même à espérer. Je préférerais rester honnête avec eux, je ne veux pas les duper, pas mes hommes... Je tiens qui plus est à accomplir l'ultime mission de ma vie sans hypocrisie, ni tromperies, j'y mets un point d'honneur.
Le peu de confiance qui l'avait traversé venait de s'échapper, laissant place à un doute écrasant. Mendoza souffla fort.
-Je suis perdu, totalement perdu.
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Aquatilia ~ Le secret de la perdition
ParanormalXVII° siècle. Constantin rêve d'aventures. Mais quand on est le fils de l'Amiral de Port Royal, il est difficile d'échapper à ses obligations. Une violente dispute finit par éclater entre Constantin et son père. Le jeune homme fuit le nid familial...