Au milieu de la nuit, la jeune femme s'éveilla entre les bras de son amant : le contact était agréable et chaud, elle soupira doucement avant de se blottir davantage contre lui. D'un doigt, elle caressa le bras passé autour de sa taille. Elle se sentait si bien avec lui, comme à l'accoutumée, comme une évidence. Une évidence qui la frappa : cela signifiait qu'elle était enfin sortie de sa torpeur, après seulement quelques heures. Mais quelques heures de trop : elle déglutit, cherchant ses mots, appréhendant sa réaction. Enfin, elle se tourna et posa son regard sur le visage endormi, mais soucieux de Friedrich : ne souhaitant pas troubler son sommeil, elle le prit délicatement entre ses bras et déposa un doux baiser sur son front. Aussitôt, celui-ci sembla se détendre. Satisfaite, la jeune femme ferma les yeux à son tour, et se rendormit.
Quelques heures plus tard, elle fut tirée du sommeil par les mouvements du jeune homme qui, malgré ses efforts de discrétion, eussent sans grand effort éveillé un mort. Elle poussa alors un bâillement à même de provoquer la jalousie du grizzli le plus poilu du royaume, voire au-delà, en se frottant les yeux. Soulevant ses paupières pour se réhabituer à la lumière du jour et se débarrasser de la léthargie qui, perfide sirène, faisait entendre ses chants ensorcelants, elle chassa également quelques chassies qui s'étaient déposées au coin de ses magnifiques orbes noisette.
Lorsque ceux-ci se posèrent sur Friedrich, accompagnés d'un délicat sourire, ce dernier put y lire une chaleur et une balsamique tendresse qui vinrent s'insinuer jusques au fond de son cœur meurtri et panser ses plaies intérieures. Et comme cela n'était bien sûr pas suffisant, Elster l'étreignit davantage, et, après s'être assurée qu'elle avait son attention, elle murmura : « Je te demande pardon pour la manière dont je me suis comportée hier. Je suis désolée, et je t'aime ». Le jeune homme, soulagé, lui confessa les mêmes sentiments puis vint déposer un doux baiser sur ses lèvres, qu'elle lui rendit avec bonheur. Entre deux embrassements, elle murmura : « Je veux passer toute ma vie à tes côtés, du moins aussi longtemps que tu voudras de moi », ce à quoi il répondit, quelque peu embarrassé à l'idée d'une telle déclaration, qu'il ne pouvait concevoir comment il pourrait jamais ne plus vouloir d'elle. Ils passèrent un long moment, blottis l'un contre l'autre sous les draps, goûtant à ce bonheur d'être ensemble après cette séparation qui n'avait duré que quelques heures, mais qui avait laissé de profondes et douloureuses traces, qu'il convenait à présent d'apaiser.
Puis une fois ceci fait, ils se levèrent, se vêtirent, et à mi-chemin dans l'escalier, prirent conscience du fait qu'ils n'allaient pas pouvoir esquiver Theodora. Le souvenir de leur dernière conversation suffit à réveiller leurs appréhensions. En effet, ses mots de la veille avaient impacté l'esprit de la damoiselle, au point de la plonger dans cet état de torpeur dont elle venait à peine de s'extraire. Ce fut la boule au ventre qu'ils pénétrèrent dans le salon, où les attendait la vicomtesse au même endroit que la veille. En apercevant Elster, son expression changea et se fit plus grave. Lorsque les deux jeunes gens arrivèrent à sa hauteur, elle se leva, plongea son regard dans celui de la jeune femme, et sur un ton très sérieux, déclara : « Elster, j'ai pu voir à quel point mes paroles t'ont affectée hier et j'en suis désolée. Le ton assertif que j'ai employé était motivé par la crainte et le désir de protéger mon petit frère, mais j'ai compris cette nuit que peu importait à quel point je m'inquiétais pour lui, je n'aurais jamais dû laisser mes sentiments prendre le pas sur la raison, et je t'en demande pardon ». Malgré le manque flagrant de spontanéité dans ses propos, ses remords semblaient sincères. Cependant, Elster, émue, ne put la regarder en face et la seule chose qu'elle put prononcer fut « Merci ».
À partir de ce jour, les deux jeunes femmes commencèrent à nouer des liens d'amitié qui, avec le temps, se renforcèrent, pour le plus grand bonheur du jeune diplomate. Celui-ci devait parfois s'absenter plusieurs jours voire plusieurs semaines sur ordre du Roi pour ses missions diplomatiques, ce qui laissait tout le temps aux deux jeunes femmes de faire connaissance. Elster put en apprendre davantage sur l'enfance de son bien-aimé, et sa nouvelle amie se délecta de lui raconter les détails les plus croustillants, ce que le principal intéressé n'aurait probablement pas approuvé, mais qu'importait ! Il n'était pas là pour protester et de toute manière, les absents avaient toujours tort. Contrairement à ce que l'incident qui les avait opposées eût laissé croire, la jeune noble se révéla une femme très intelligente, à l'esprit très ouvert qui, malgré leur différence d'âge et de condition, la traita comme une égale, et celle-ci, mise en confiance, accepta de s'ouvrir. Ainsi, elle lui raconta également son histoire, que la vicomtesse écouta sans émettre de jugement, ce qu'elle apprécia particulièrement. Bien que le climat ne fût pas encore suffisamment froid pour les empêcher de sortir, il fallait avouer que c'était souvent une raison suffisante pour rester à l'abri au sein des murs de la demeure, et les journées à l'intérieur furent mises à profit pour l'instruction d'Elster : elle réapprit la rhétorique, le solfège, et put même s'entraîner à sa guise sur le clavecin que possédait la famille dans un coin du salon.
Le son des cordes de cuivre se faisait entendre dès le matin dans la résidence. En dépit des quelques fausses notes et du manque de confiance en elle exprimé à grand renfort de commentaires dépréciatifs, elle se montra une disciple très douée, impliquée, et passionnée dans ce qu'elle faisait. Elle retrouva assez facilement la trace des enseignements qu'elle avait reçus lorsqu'elle était enfant et fut rapidement capable de déchiffrer seule une partition. Theodora l'aidait alors pour le tempo, battant la mesure, et reprenait parfois son élève en lui indiquant l'un ou l'autre doigté qui rendrait l'exécution plus aisée. Un jour, la jeune femme, interloquée, lui demanda ce que signifiait « Jouer les gâteaux » : Theodora éclata de rire devant tant d'innocence, vexant son étudiante par la même occasion. Après quelques trop longues minutes, elle parvint à se contenir, et les larmes aux yeux, lui demanda pardon, avant de lui expliquer avec davantage de pédagogie les nuances et les tempi. Lorsque celle-ci comprit la cause de l'hilarité de son enseignante, elle rit également et le regard qu'elle posa sur elle montra qu'elle ne lui en tenait aucune rigueur. Plus tard, afin de lui rendre la monnaie de sa pièce, elle s'enquit de ce que signifiait « Ah les gros mots des râteaux » : la professeure, presque scandalisée, tourna vivement la tête vers son élève qui, un grand sourire aux lèvres, la regardait avec un air de défi. Bien que vexée à son tour, elle concéda en son for intérieur qu'elle l'avait mérité.
Gênée de tant recevoir, Elster lui avait proposé de lui enseigner ce qu'elle savait, mais mis à part le camouflage, le chapardage, et la survie en pleine forêt, disciplines qu'elle n'osa lui proposer, car seyant difficilement à une damoiselle de l'aristocratie, celle-ci lui avait rétorqué que le plaisir de transmettre et d'échanger était une raison suffisante et qu'elle n'attendait pas de rétribution pour ce qu'elle faisait. La jeune femme n'osa pas insister, mais était cependant contrariée par le refus de sa professeure. En dehors de ses leçons, pour ne pas écarter tout ce qu'elle savait, elle continua toutefois à entretenir son corps dans le jardin, même par les températures les plus dirimantes, et se livrait à de longues courses autour de la maison, de préférence de nuit afin de ne pas être surprise par un garde comme la fois dernière.
Un soir, alors que les deux amoureux s'étaient « enfuis », de la maison et profitaient d'une marche nocturne entre les arbres du parc, ils s'arrêtèrent quelques instants pour contempler la voûte étoilée et la Lune qui semblait leur murmurer de douces paroles. Ils s'amusèrent des nuages blancs de buée qui sortaient de leur bouche, ce qui les renvoya à quelques souvenirs d'enfance : ils se défièrent à grands coups de « haaaaa », mais ne purent pas garder leur sérieux très longtemps avant d'éclater de rire. La brise se faisait fraîche, et comme les jeunes gens avaient eu l'excellente idée de ne pas se couvrir suffisamment, ils frissonnèrent. Pour se réchauffer, ils s'étreignirent avec tendresse, Elster enfouit sa tête dans le cou de son bien aimé, lui apportant ainsi un peu de chaleur avec ses petits nuages. Serrés l'un contre l'autre, ils écoutaient les bruits de la nuit. En cette saison, les animaux n'étaient pas légion, probablement tapis dans un trou au creux des arbres, alors seules les feuilles chantaient encore au-dessus de leurs têtes. « Dis... ?» murmura Elster d'une voix douce.
— Oui ? répondit-il avec la même délicatesse.
— Est-ce que tu te souviens de ce matin ? Tu m'avais dit que tu n'imaginais pas ne plus vouloir de moi ?
— Oui, évidemment, et je le pense tout autant aujourd'hui voire davantage.
— Tu sais... je n'ai jamais été très à cheval sur les institutions, mais tu es la personne avec qui j'ai envie de passer le restant de mes jours, alors...
— Moi aussi, Elster, tu as bouleversé ma vie, et je t'aime.
Puis, un moment de flottement, et les deux demandèrent : « Est-ce que tu veux... ? », ils se regardèrent et se rendirent compte qu'ils avaient posé la même question en même temps, ils éclatèrent de rire, et eurent besoin de quelques instants pour se remettre de leurs émotions, puis répondirent en même temps « Oui ». Ils s'embrassèrent, heureux, dans la lumière du clair de lune.
Note : « les gâteaux » fait référence à Legato, et « ah les gros mots des râteaux » à Allegro moderato.
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Mascarade
Historical FictionDans le cadre fastueux du Théâtre Royal de Versailles, un jeune aristocrate tente, loin - et pourtant si près - de la cour et de ses intrigues, de s'évader de sa condition à travers les arts lyriques sous couvert d'une fausse identité. En effet, son...