Capitulum Quadragesimum Tertium

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Dans leurs sacs de selle reposait une bourse garnie, prévue pour acheter des fournitures de première nécessité, mais aussi des aliments secs et comestibles au cas où il n'y aurait sur leur route pas d'endroit où se sustenter. Fort heureusement, alors que l'astre solaire depuis longtemps était allé poursuivre sa course de l'autre côté de l'horizon, ils trouvèrent à passer la nuit dans une auberge, et moyennant quelques pièces, ils purent laisser leurs chevaux à l'abri des aquilons et de la pluie, auprès d'une bonne ration de fourrage. Le lendemain, frais et reposés, ils reprirent leur route en direction du septentrion, sous un ciel bleu-turquoise où Hélios majestueux venait, haut dans le ciel, les effleurer de ses rayons. Pas un seul nuage à l'horizon, comme si le céleste pâtre avait renvoyé l'intégralité de son troupeau par-delà les mers et les océans pour apporter une ombre rassurante et rafraîchissante à d'autres contrées. Enfin, au vespre du deuxième jour, ils arrivèrent à l'entrée d'Abbeville : de loin, rien ne semblait avoir changé, au milieu d'une immense étendue de verdure, les maisons, identiques dans leur vétusté, s'entassaient de part et d'autre de la rue principale, laissant apparaître çà et là l'un et l'autre trou dû à une tuile manquante sur le toit ou à une brique qui, depuis longtemps du reste du mur s'était désolidarisée, et toujours la même église, dont le clocher pointu marquait le point culminant de la bourgade. Usant de ce pratique point de repère, les cavaliers prirent la direction de l'édifice : à mesure qu'ils avançaient, dans le champ de vision se dressèrent les grilles du cimetière, dont les pointes rouillées ajoutaient au caractère lugubre de l'endroit.

Ils arrêtèrent les chevaux d'un léger mouvement des rênes, et mirent pied à terre avant d'attacher la longe à proximité et de gratifier les bêtes de quelques caresses sur le museau. Puis, s'en détournant, après un muet échange de regards, ils se signèrent tous deux avant de passer le portail, à la recherche de la tombe de la sœur d'Elster. Les jeunes gens eurent également une pensée pour l'infortuné Père Maxence qui, en cet instant, devait affronter la tempête, enfermé dans la voiture en compagnie de Jean, un adorable et dévoué mais envahissant domestique. Cependant, n'ayant aucune certitude sur l'accueil que leur réserverait Margaret après tant d'années — et, il fallait l'avouer, de leur apparence douteuse —, ils désiraient s'y recueillir avant de lui rendre visite. Celui-ci, sans aucun doute, aurait compris leur choix et ne leur en tiendrait probablement pas rigueur. De toutes les façons, si tout se déroulait conformément à leurs espoirs, ils pourraient y retourner quelques jours plus tard, une fois que l'homme d'église les aurait rejoints.

Ils marchèrent dans plusieurs allées de terre battue, passant à côté de croix de bois, formées de deux planches clouées voire unies d'un nœud grossier fait avec un morceau de corde, penchées et plantées dans la terre, et dont le nombre incroyablement élevé pouvait être imputé aux récentes guerres ou aux épidémies de peste qui avaient décimé la population, sans compter tous les malheureux que les survivants avaient dû, acédie la plus grande qui fût, inhumer à la fosse commune. À côté de ces sépultures sans ornement se dressaient d'immenses mausolées qui, à en croire les inscriptions, appartenaient à la haute noblesse de la région. Le jeune noble naïvement s'étonna de la différence de traitement, significatives d'inégalités qui perduraient jusque dans la mort.

Enfin, ils la trouvèrent, il s'agissait d'une tombe relativement simple, couverte d'une dalle de granite poli dans laquelle étaient gravées deux inscriptions :

† Eleonor von Straussberg, 1630 – 1637. † Alexander von Straussberg. 1610 — 1646.

À ce moment, Friedrich se tut, immobile et respectueux du silence qui s'était installé autour de la scène pour laisser sa compagne aller à la rencontre de son deuil, de ses souvenirs et de ses émotions comme elle le souhaitait, ou plutôt tel qu'elle le pouvait, veillant toutefois à rester près d'elle au cas où celle-ci aurait besoin de quoi que ce fût. La jeune femmepassa sa main sur la pierre polie, et laissa ses doigts courir sur les inscriptions dorées, ainsi que pour s'imprégner de leur réalité. Elle demeura un long moment debout, les yeux perdus dans le vague : il comprenait et respectait son besoin de recueillement, aussi il s'éloigna de quelques pas, se maudissant d'être aussi impuissant à soulager sa souffrance. Serrant les poings, ses ongles s'enfoncèrent presque dans la chair de ses paumes, lui procurant une douleur cuisante, mais offrant un exutoire à sa colère. Lorsque sa bien-aimée se retourna vers lui, ses yeux étaient embués de larmes. Sans un mot, il lui ouvrit ses bras, doucement : elle s'y précipita, se cramponnant à son dos. À son tour, le jeune homme lui rendit son étreinte avec douceur, mais suffisamment de force pour qu'elle se sentît contenue et protégée. Ils restèrent ainsi longtemps, dans cette allée déserte hantée par les spectres du passé, au cœur de leur ultime demeure. Troublant leur repos,elle pleura à chaudes larmes, sanglotant sur son épaule pendant que lui lui frottait doucement le dos en lui murmurant des mots tendres et apaisants. Doucement, la pluie s'invita dans leur étreinte, et rejoignant les premières gouttelettes de bruine, des gouttes plus grosses churent sur leurs corps, se frayant un chemin jusque sous leurs vêtements : peu leur en chalut ; le ciel pouvait se déchaîner ou leur tomber sur la tête, rien ne ramènerait Eleonor, aussi ils se laissèrent tremper. S'accrochant à n'importe quelle fable, Elster, les yeux clos, tentait de se persuader que le ciel, entendant sa prière, lui envoyait ses larmes afin qu'elles se mêlassent aux siennes pour distiller une partie de sa peine. L'eau ruisselait sur leur visage, tombant inlassablement des hauteurs du ciel. Ce n'est que lorsque la pluie cessa qu'ils se dirigèrent vers la sortie : leur chevelure, rabattue sur leur front, leur obstruait la vue, leur vêture alourdie collait, et chaque pas se faisait au prix d'un gros « flotch » et de l'impression de transporter dans leurs souliers l'ensemble des larmes rejetées par les nuages ce jour. Il n'existait plus sur leur corps une seule parcelle de peau sèche. Avant de refermer les grilles, ils adressèrent un dernier adieu aux fantômes qui devaient encore y marcher dans l'attente de visiteurs, manifestement rares.

MascaradeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant