Capitulum Quadragesimum Quintum

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La vie suivit son cours, et les deux sœurs continuèrent à échanger des nouvelles régulièrement. Elles se revirent quelques fois qui toujours constituèrent prétexte à la célébration, mais bien que séparées de seulement quelques jours de chevauchée, elles n'avaient pas toujours le loisir de se rencontrer, alors l'une comme l'autre compensait ce manque par une correspondance épistolaire fournie. Quelques années plus tard, la fréquence d'arrivée des lettres commença à diminuer, jusqu'à devenir presque nulle. Un peu peinée, Elster se raisonna en se disant que le nombre des occupations de son aînée avait dû augmenter. Cependant, lorsqu'elle cessa de recevoir du courrier, elle eut comme un étrange pressentiment, qu'elle tenta de faire taire en considérant le temps incroyablement long nécessaire à l'acheminement d'une lettre. Ses angoisses, hélas, furent ravivées par Friedrich qui, rentrant de mission un matin, passa la porte du bureau dans lequel elle rédigeait une missive à son attention. Il lui raconta que plusieurs milliers de soldats, après avoir participé à la Révolution d'Angleterre, avaient installé leurs quartiers à Abbeville, pillant les villages alentour, et violentant la population. Elle avait longtemps tremblé pour sa sœur, dont le sort était incertain.

Lorsque, plusieurs mois plus tard, le Père Maxence vint la voir et, l'air grave, l'enjoignit à s'asseoir, elle se prépara à entendre le pire. Elle le savait : l'absence de réponse de la part de Margaret, même sporadique, était le signe que quelque chose de grave lui était probablement arrivé. Sous le choc de la révélation, elle pria pour que les mots qu'elle entendait désormais en écho incessant dans sa tête ne fussent qu'affabulations, mais elle ne pouvait nier la vérité. Elle était morte. Considérant le contexte de sa disparition, elle n'osa imaginer ce qui avait pu lui arriver : elle repensa à son mari, un homme simple, mais d'une profonde gentillesse, et à leurs deux vies brisées par ces soudards. Au fond d'elle, la bluette de la haine à l'encontre des militaires, s'accrut pour devenir une ardente flambée. En effet, sa dernière expérience avec Victor Martial l'avait, on ne pouvait plus, remontée contre ce corps de métier qui allait se battre pour le prestige de la France — ou pour le leur propre, songea-t-elle avec une pointe d'amertume. Mais elle qui avait grandi dans une région décimée par la peste et par les conflits, ne pouvait plus supporter la guerre, et ne comprenait pas sa raison d'être : à quoi bon accroître sa domination sur les territoires voisins si c'était au prix de la misère des peuples qui y vivaient ?

La dernière image qu'elle avait d'elle resta gravée dans sa mémoire pour longtemps : fût-ce l'espace de quelques heures, elle avait eu plaisir à retrouver sa sœur, son sang, et de renouer un lien qui, depuis longtemps, ne subsistait plus que dans les mémoires. Elle se souvenait encore de son rire, velouté et légèrement aigu, qui résonnait dans sa tête : elle s'y accrocha comme un noyé s'accrochait désespérément à un morceau de bois, pour l'ancrer dans ses souvenirs. Hélas, la région étant infestée de soldats, il lui était impossible de s'y rendre, et encore moins de recueillir le corps de la défunte afin de lui offrir une sépulture décente. Alors, bien que peu accoutumée à un tel cérémonial, elle se vêtit de la robe confectionnée par les soins de feue Margaret et se rendit dans une chapelle pour y allumer un cierge en sa mémoire. Par ce geste dérisoire, pour une des rares fois dans sa vie, la jeune femme pria elle ne savait qui, s'adressa à un être supérieur qui, s'il existait, entendrait ses prières et ses suppliques : elle implora le ciel de lui avoir donné une vie pleine et heureuse et accordé une fin clémente. Cette dernière pensée, plus que n'importe laquelle, était fondamentale pour elle. Des années après la perte d'Eleonor, celle de Margaret était un pieu de plus enfoncé au plus profond de son cœur désormais vide et glacé. Agenouillée face à l'autel et au Christ qui, sur sa croix, à défaut de la regarder, l'écoutait peut-être, elle pleura longuement et l'éclat de ses sanglots résonna dans l'édifice dont les murs gris ne lui répondirent que par son écho. Enfin, lorsque la chandelle eut fini de fondre, elle leva les yeux au ciel, et après avoir adressé une dernière pensée au Tout-Puissant ou à qui que ce fût, tourna les talons et rentra.

En poussant la porte, elle s'avisa de l'absence de Friedrich, alors qu'elle avait désespérément besoin de réconfort, de ses bras et de ses douces paroles. Les domestiques, impuissants, lui proposèrent un bain chaud : elle qui, d'habitude, se lavait à l'eau froide, accepta le traitement, davantage car elle n'avait pas le cœur ni l'énergie de le refuser que par réelle conviction. De toute manière, cela ne pouvait pas lui faire davantage de mal. Dans l'attente que la baignoire fût remplie, elle fit les cent pas dans la pièce attenante, une chambre destinée à accueillir les visiteurs. En face d'elle trônait un immense miroir, dans lequel elle n'osa se regarder : consciente d'être probablement affreuse, elle voulut s'épargner une frayeur supplémentaire.

Une fois le bain prêt, c'est avec soulagement et gratitude qu'elle se plongea dans l'eau chaude. Immergée jusqu'au menton, sa longue chevelure ondulait légèrement au gré de ses mouvements, et le fluide sur sa peau apportait à son corps un peu de chaleur. Elle contempla les motifs du plafond et s'amusa à les parcourir du regard, à imaginer des formes comme lorsqu'elle était petite : ce manège eut, à défaut d'être très constructif, l'avantage de lui permettre de s'extraire de ses pensées désagréables l'espace d'un instant. Puis elle s'immergea complètement, en se pinçant le nez pour ne pas risquer de boire la tasse. L'eau qui ruisselait sur son visage lorsqu'elle refit surface formait des larmes qui emportaient un peu de sa peine. Elle closit les yeux et s'astreignit à respirer profondément : avec le compte de chacune de ses inspirations et expirations, son corps se détendit un peu plus. Ainsi, au bout de quelques cycles similaires, elle se rendit compte qu'une partie de son émotion s'était comme dissoute dans l'onde dans laquelle elle baignait. Enfin, attrapant un pain de savon, elle entreprit de se frictionner vigoureusement, comme si la crasse pouvait, en même temps, emporter un peu de ce trop-plein de tristesse. Lorsqu'elle s'extrayit de la cuve en métal, l'eau était pratiquement froide, et en se séchant, elle dut admettre que ce bain était une bonne idée. Elle songerait à en remercier les domestiques. Puis, sans qu'elle en sût la raison, elle eut l'idée saugrenue, mais ancrée de se faire belle. Alors, une fois de retour dans la chambre, elle s'assit en face de sa coiffeuse, avant de passer un peigne en bois précieux dans ses longs cheveux. Ceux-ci, encore légèrement mouillés, drainèrent quelques gouttes d'eau qui churent au sol, formant une petite flaque. Par acquit de conscience, la jeune femme se saisit d'un linge pour éponger le tout, et reprit son rituel. La sensation du peigne dans ses mèches était étonnamment relaxante, la faisait presque frissonner. Ainsi, alors même qu'il ne persistait plus le moindre nœud dans sa splendide chevelure, elle continua encore quelques instants afin d'en prolonger les effets bénéfiques. Lorsqu'elle eut terminé, qu'elle fût propre et coiffée, elle se glissa entre les draps et rattrapée par la fatigue, sombra rapidement dans un sommeil sans rêves. 

MascaradeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant