Capitulum Tricesimum Quartum

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Hélas, la nuit fut courte, trop courte, et bien que seul un simple d'esprit en fût surpris, force fut de constater qu'il était plus difficile, au vu de la quantité d'alcool ingurgitée la veille, de rester en place sur leur monture que de tenir en équilibre la tête en bas dans un branle. L'esprit encore embrumé et la voix mal assurée, ils se promirent de s'abstenir de faire carrousse jusqu'à leur retour à Versailles. Friedrich avait cuvé suffisamment pour être capable de chevaucher, mais rien, ni l'eau ni l'exercice physique ne suffisait à le soulager de ce mal de crâne, qu'il espérait voir disparaître dans la journée. Elster, plus habituée à boire, semblait fatiguée, mais plus stable que lui sur sa selle. Du moins, contrairement à son infortuné compagnon, elle n'avait pas besoin de s'accrocher aux rênes.

Le reste du voyage se déroula sans encombre : ils s'extasièrent devant les maisons à colombages et sur les cigognes, de grands oiseaux au plumage neige et charbon, qui construisaient leur nid en haut des cheminées. Le système, ingénieux, leur permettait de profiter d'une source de chaleur, mais il se demandait ce qu'il se passait lorsqu'un œuf venait à choir, ou pire, le nid entier. Grimaçant d'horreur, il sentit un frisson parcourir son échine en balayant d'un revers mental de la main, cette pensée, ainsi que l'image de ce pauvre animal transformé en phœnix avant d'être rôti vivant, puis poursuivit sa route aux côtés d'Elster.

Avant d'arriver, ils prirent le temps de s'arrêter dans un cours d'eau de la région, et d'enlever la crasse de leur corps. Ils changèrent également de vêtements, afin d'être décents. Les montures ne furent pas en reste : l'eau assez profonde leur permit de se rafraîchir à leur guise, et à en croire les hennissements joyeux qui s'ensuivirent, c'était un traitement qu'elles semblaient apprécier. Loin du sérieux de la cour, les deux jeunes gens s'éclaboussèrent à grands cris, et s'atêtèrent même à une barcarolle, ponctuant les temps en se balançant de droite à gauche, ainsi que l'eussent fait une chorale de fond de taverne : les chevaux, perturbés, semblèrent manifester leur incompréhension en leur présentant un regard vitreux, qui ne fit qu'accentuer leur hilarité.

Force fut de constater, une fois la frontière de l'Empire franchie, que la proportion de la population ayant l'usage du français, décrit à la cour comme langue de faste et connue de tous, avait été largement surestimée. En effet, les autochtones, même frontaliers, avaient une maîtrise approximative de leur idiome, et les deux jeunes gens durent se résigner à parler allemand, et se rendirent compte par la même occasion que le parler local était bien éloigné de celui qu'ils avaient appris dans leur prime jeunesse. Cependant, en dépit de leur cruel manque de pratique, il ne leur fut pas trop difficile de se faire comprendre, si ce n'était la fois où Friedrich, par la maladresse de sa prononciation, au lieu de se présenter, laissa entendre quelque chose qui, à moins d'être particulièrement malchanceux, relevait davantage de son transit intestinal que de son anthroponyme.

Ils arrivèrent seulement en fin d'après-midi : bien sûr, ils eussent écourté le temps de trajet en changeant de monture aux différents relais postés sur la route, mais attachés aux chevaux de la famille, ils rechignaient à les laisser plus d'une nuit entre les mains d'étrangers. Ainsi, ils s'astreignirent à de fréquentes pauses afin de ne pas épuiser les bêtes qui, bien que résistantes, avaient aussi besoin de repos.

En franchissant les portes de la ville de Berg, Friedrich se montra incapable de se repérer : d'aussi loin qu'il s'en souvînt, il n'était pas allé à la demeure familiale depuis sa petite enfance. Il fut ainsi contraint, aussi étrange qu'il lui parût, de demander son chemin aux riverains qui, bien qu'ignorant que le jeune homme était l'héritier en second du Comté de Berg, lui indiquèrent le chemin avec une non moins grande amabilité.

La plupart des maisons, hautes d'un ou deux niveaux tout au plus, comportaient un toit triangulaire et pentu couvert de tuiles ; les colombages, comme incrustés dans les murs, donnaient à l'ensemble une teinte blanc et ocre. Certaines habitations comportaient un porche. En jetant un coup d'œil sous l'un d'eux, il aperçut ce qui devait être une cour intérieure avec quelques arbustes et un carré de terre où poussaient quelques fleurs. Dans la grand-rue, des enseignes suspendues couvertes de pictogrammes permettaient, système fort pratique en un temps où bien peu de personnes savaient lire et écrire, d'identifier le domaine d'expertise des différents artisans. Au bout de quelque temps à errer dans la ville, il reconnut le chemin qui menait à la demeure de ses parents. Il enjoignit alors Elster à le suivre avant de s'engager au croisement dans la rue à sa droite.

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