Capitulum Quinquagesimum Sextum

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1675

Depuis ce jour, ce premier baiser fut suivi d'un second, d'un tiers, et d'innombrables autres échangés en secret à l'ombre d'un arbre sous la caresse d'Éole et le bruissement des feuilles ; au cœur de la bibliothèque, véritable sanctuaire, entre les étagères couvertes de livres et les feuilles de parchemin éparses dont les vers ne suffisaient plus à exprimer l'indicible ; ou encore furtivement au détour d'un couloir, lorsqu'elles étaient sûres que personne ne pouvait les surprendre. Leur entourage manifestement très heureux de la forte complicité qui unissait les deux jeunes femmes, les encouragea à passer encore davantage de temps ensemble afin de confronter leurs idées et d'apprendre l'une de l'autre, sans savoir que leurs régulières — pour ne pas dire quotidiennes — entrevues, outre l'appétence pour le savoir et la fougue de la jeunesse, comptaient une autre motivation. On leur laissa même reposer sous les mêmes draps, tant il était impensable pour quiconque de concevoir quoi que ce fût d'autre. Alors, sous la protection éphémère et dérisoire des étoffes, elles se découvrirent : la course des doigts puis des lèvres sur une peau au suave grain et aux courbes envoûtantes, son enivrant parfum ainsi que celui du souffle, court et irrégulier, symphonie des cœurs et des corps au Clair de Lune dans un tourbillon de pétales de roses. Effleurement et jeux d'une langue qui se faisait l'interprète de mots informulés. Soupirs et gémissements retenus dans le silence de la Nuit. Elles se connurent.

Au petit matin, l'astre du jour avait chassé les étoiles. La jeune instrumentiste émergea du royaume des songes, avec la douce sensation des doigts fins de sa bien-aimée dans ses cheveux d'obsidienne emmêlés par la nuit. Aussi, bien que Morphée eût laissé trace de son passage sur ses traits et sa coiffure, jamais la jeune vicomtesse ne lui avait paru aussi belle, véritable Vénus dans une conque de draps blancs. Au creux d'une petite bulle coupée du reste du monde, l'azur rencontra l'océan et l'instant se chargea de mille couleurs. Lorsqu'une mèche dorée vint effleurer son visage, elle la replaça tendrement derrière son oreille avec un sourire qui fit naître deux adorables fossettes. Elle frissonna au baiser déposé au coin de ses lèvres, et le lui rendit, une main sur sa nuque, jouant avec sa soyeuse chevelure. Chacun de ces baisers, passionnés et sensuels, appelait le suivant et laissait sur sa peau et dans sa mémoire une trace brûlante à l'écho interminable. Dans l'air frais de la chambre, loin des bouillottes depuis longtemps dépouillées de leur chaleur, un frisson la traversa. Les courbes douces de son amoureuse contre les siennes, délicieuses, réactivèrent la douce souvenance de leurs étreintes nocturnes et laissèrent à nouveau poindre une étrange, mais non moins agréable chaleur dans son ventre. En sondant les deux iris émeraude de son amour, la demoiselle y lut le même désir ardent : elle l'attira davantage à elle, avant de dessiner du bout de ses doigts le contour de ses courbes. À nouveau, elles valsèrent ensemble, jouant sur le corps de l'autre les notes d'une symphonie amoureuse aux sensuelles nuances, dont les mouvements ne devaient jamais trouver de coda. Leurs deux voix unies en un air d'opéra, sur une partition nouvelle qui ne demandait qu'à être jouée : accords, trémolos, arpèges, ode à la tendresse, fantaisie à quatre mains. Au moment où résonna l'accord final de cet hymne à la tendresse, lorsque la vague les submergea toutes les deux, elles se contemplèrent, le souffle court, trempées de sueurs, plus amoureuses que jamais et désireuses d'en poursuivre l'exécution.

À ce moment, des coups discrets portés à la porte de leur chambre les en dissuada : celles-ci, en hâte revêtirent leur robe de chambre, et se couvrirent de leur drap, comme honteuses d'être exposées ainsi aux regards. La poignée tourna, et derrière le battant apparut la tête de Jeanne, une servante au visage buriné et au dos courbé par une vie au service de leur famille, qui les informa que le repas serait servi trente minutes plus tard. Les deux jeunes femmes la remercièrent, et celle-ci, après s'être fendue d'une révérence, se retira en fermant la porte derrière elle. Après son départ, elles se regardèrent surprises, et jetant un coup d'œil à la pendule dont les deux aiguilles se rejoignaient sur le douze, elles se rendirent compte que leur réveil avait duré plus longtemps que prévu.

Leur entourage ignorait tout de ce qui se passait entre les deux amantes une fois la porte de leur chambre refermée, et ne les interrogeait jamais dessus, tout au plus leur demandait comment s'était passée leur nuit ou si elles avaient pu trouver le repos malgré la présence de la pleine lune. Elles craignirent dans les premiers temps d'être découvertes, mais constatèrent par la suite qu'il leur suffisait de donner une réponse évasive et plausible pour que leur interlocuteur, satisfait, les laissât tranquilles. Si les deux jeunes femmes ne permettaient qu'à la lune d'être témoin de leurs paroles et gestes tendres, personne ne sembla remarquer les regards pleins de tendresse qu'elles échangeaient parfois. C'est à peine si Friedrich fit remarquer qu'il était satisfait de voir sa fille et sa jeune amie être plus proches à chaque fois qu'il revenait à la maison. En effet, il portait la jeune bachelette dans son cœur et la tenait en plus haute estime.

Un jour cependant, alors qu'elles s'embrassaient dans la bibliothèque, Apolline s'interrompit, étonnée par la rigidité et le manque de réaction de sa partenaire : celle-ci affichait alors une expression horrifiée en fixant un point derrière son épaule. En se retournant, elle étouffa un cri en apercevant sa mère déambuler entre les rayons, manifestement à la recherche d'un ouvrage. Ses doigts fins parcoururent les tranches, comme pour mieux lire les titres qui y étaient inscrits, puis elle repartit dès qu'elle eut en sa possession l'objet de sa quête. En voyant la porte claquer, elles soupirèrent de soulagement, et estimant déraisonnable de tenter le Diable une nouvelle fois, entreprirent des activités moins aptes à dévoiler leur secret. Les jours passèrent et tout semblait se passer pour le mieux, jusqu'au jour où, alors qu'elles s'entraînaient au dessin dans la bibliothèque, la porte s'ouvrit plus brusquement qu'elle l'aurait dû. La comtesse, en entrant, posa sur les deux demoiselles qui laissèrent tomber crayons et matériel de dessin, un regard indéchiffrable, mais qui n'augurait rien de bon. Silencieuse pendant de longues secondes, elle les enjoignit à rester assises. Toutes les trois demeurèrent un long moment ainsi, sans qu'un seul mot fût prononcé. Les deux amantes pétrifiées craignaient plus que tout d'être dénoncées et de payer de leur vie leurs imprudentes amours. Le silence était assourdissant, ponctué par le cliquetis des aiguilles de la pendule qui semblaient autant de marches à gravir jusqu'à la potence. La comtesse les regarda tour à tour longuement, puis la sentence tomba : elle garderait leur secret entre les murs de la maison, mais en dehors de cela, ne savait que faire pour le moment. Elle ajouta toutefois que quand elle en aurait parlé avec son époux, il lui faudrait prendre une décision. Les rayonnages, à cet instant, parurent à l'une comme à l'autre, impressionnants et leur ombre fantomatique sembla vouloir les avaler.

Lorsque Friedrich rentra enfin, il eut à peine le temps de poser ses affaires qu'Elster, un masque d'indifférence peint sur le visage, s'approcha de lui pour lui souffler quelque chose à l'oreille. La teneur de ces propos, inaudibles pour qui que ce fût d'autre, était pourtant aisément déductible. En quelques secondes, son expression changea du tout au tout : il jeta un regard à sa fille unique, avant de suivre son épouse dans la bibliothèque où ils restèrent de longues heures. Les jours qui suivirent furent tendus, et père et filles se fuyaient, jusqu'à ne plus oser se regarder en face : lorsqu'elle l'apercevait, elle faisait en sorte d'emprunter un autre couloir, ou de se précipiter dans une autre pièce en espérant cependant qu'en la voyant, il viendrait de quelques mots la soulager du fardeau qu'elle portait. Pourtant, ses espoirs furent une fois de plus déçus et l'ancien diplomate repartit sans même lui adresser un mot. 

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