Capitulum Secundum

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Elster se trouvait dans de beaux draps, à présent : coincée entre deux colosses qui lui bloquaient les bras dans le dos, en une position des plus inconfortables, elle ne pouvait plus bouger et attendait de voir ce que le gamin galonné qui leur servait d'officier déciderait. Pourtant, tout avait bien commencé et se présentait sous les meilleurs auspices : le matin même, elle avait quitté sa cabane dans la forêt et, allant de village en village, était arrivée en début d'après-midi. La jeune voleuse avait erré entre les stands, chapardant à l'envi tout ce qui lui faisait plaisir, jusqu'au gobelet rempli laissé sans surveillance : le vin lui avait paru un brin acide, mais pas assez mauvais pour ne pas le boire.

Les sens constamment en éveil, une voix un peu plus forte que les autres avait attiré son attention : un gaillard en uniforme manifestement pressé d'acheter elle ne savait quoi, tentait de passer devant tout le monde en exhibant tel un étendard son statut de soldat du Roi. Il parlait sur un ton condescendant et semblait juger toutes les personnes autour de lui comme inférieures. Ainsi, la manière dont il s'était adressé à la marchande l'avait fait bondir : malgré la singulière éducation qu'elle avait reçue, elle avait toujours considéré les êtres humains comme ayant la même valeur, et rien n'eût pu l'en dissuader. Il y avait trop de monde autour d'elle : le nombre de témoins l'empêchait d'intervenir, sous peine d'être découverte, et la jeune femme avait dû mobiliser toutes ses capacités pour ne pas exploser.

Elle, qui vivait habituellement de rapine, s'en tenait à chaque fois à de menus larcins. En voyant l'aumônière bien dodue de l'arrogant troupier, elle n'avait pas su résister. À en juger son impeccable vêture, cette perte serait rapidement compensée, et de toute manière, il l'avait probablement bien mérité. Se faufilant jusqu'à lui dans la foule compacte, elle la lui avait subtilisée en un rien de temps. Lorsqu'elle avait senti son regard sur elle, elle s'était crue découverte et s'était éloignée de quelques pas avant de constater avec soulagement qu'il repartait dans la direction opposée.

C'est donc avec une bourse bien pleine dans sa besace qu'elle avait poursuivi sa route au milieu de tous les badauds. Pour elle, ces gens étaient des moutons, trop bêtes pour s'apercevoir de quoi que ce fût. L'un d'eux devait pourtant être plus avisé que la moyenne, car au moment où elle avait attrapé une petite brioche encore fumante, une main osseuse, mais à la force insoupçonnée, était venue lui saisir le poignet : en se retournant, elle s'était trouvée nez à nez avec un homme âgé qui la fixait avec désapprobation. Elle s'était dégagée d'un coup sec, ce qui n'avait pas empêché le vieillard de hurler aussi fort que sa voix chevrotante le lui permettait : « Au voleur, au voleur ! ».

En apercevant deux soldats non loin de là, elle avait pris ses jambes à son cou, et lâchant par la même occasion son appétissant butin, s'était mise à courir et à zigzaguer entre les passants, quitte à en bousculer un ou deux par intermittence. Plus fine et plus agile que les gros militaires, elle était parvenue sans peine à les semer : jetant un coup d'œil par-dessus son épaule, elle n'avait vu nulle trace de ses poursuivants.

Alors qu'un sourire satisfait avait commencé à se dessiner sur son visage, elle avait percuté un individu qui arrivait en sens inverse. Avant même qu'elle ne se rendît compte qu'il s'agissait d'un autre soldat, celui-ci l'avait déjà ceinturée. Elle avait tenté de se dégager, à coups de poings et de coudes, mais les deux hommes de troupe, arrivés quelques instants plus tard, avaient épaulé leur collègue afin de la maîtriser. Constatant qu'elle ne pouvait plus rien faire, elle avait fait mine d'abandonner, restant à l'affût de tout ce qui pourrait l'aider à s'évader.

***

« Emmenez-la au château ! » ordonna le sergent, scellant ainsi son destin.

En se rendant compte que celui-ci ne les accompagnerait pas, la prisonnière entrevit une lueur d'espoir. Sa bonne étoile était avec elle, elle le savait. Elle s'était étonnée d'ailleurs que l'officier ne lui eût pas réclamé sa bourse, mais, maligne, s'était bien gardée de le lui rappeler. Une fois rendus à la sortie du village, il fallait traverser la forêt, et quelle ne fut pas l'occasion rêvée pour prétexter une envie pressante : « Une femme a besoin d'intimité pour ce genre de choses, je vous prierai donc, Messieurs, de rester là et de ne pas bouger », argua-t-elle en insistant particulièrement sur les derniers mots. Au fond d'elle, elle espéra qu'ils fussent au fait de ce qu'était la décence, condition indispensable — mais difficile à réaliser au vu de l'identité de leur supérieur — à la réussite de son plan. Elle leur jeta un regard entendu, comme pour les avertir de ce qui leur arriverait s'ils venaient à désobéir, avant de disparaître derrière un buisson. Elle s'accroupit alors, faisant exagérément bruisser quelques feuilles, comme pour mieux donner le change : à travers l'épais rideau de verdure, elle pouvait distinguer les deux soudards qui, insouciants, échangeaient des plaisanteries, lesquelles, à en croire leur rire gras, devaient la concerner, elle ou les contingences de l'existence féminine. Puis, inspirant profondément pour se donner du courage, elle fila en douce, avec une pensée amusée en imaginant la réprimande que ses gardiens auraient à subir de la part de leur chef.

MascaradeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant