Capitulum Quadragesimum Quartum

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Les deux sœurs se jaugèrent un court instant, étroite fenêtre dans l'espace et le temps qui, pourtant, parut durer une éternité. Après ce moment de flottement, leur hôtesse déclara d'une voix retenue sa joie de revoir sa cadette. Devant l'air dubitatif et déçu d'Elster, désarçonnée, Margaret hésita quelques instants sur la conduite à adopter, laissant flotter une insoutenable tension. Son auditoire était pendu à ses lèvres, surtout sa cadette en qui croissait une indescriptible angoisse. À la stupéfaction générale, la maîtresse de maison ne mit pas longtemps avant de laisser tomber son masque d'indifférence et d'envoyer valser les convenances : elle se leva d'un bond puis, avec enthousiasme, se précipita dans les bras de sa sœur, étreinte que celle-ci lui rendit avec plaisir et bonheur. Toutes deux pleurèrent ensemble, après tant d'années séparées.

Friedrich, de son côté, choisit d'aller contempler le jardin depuis la fenêtre afin de leur laisser un peu plus d'espace. La baie vitrée offrait une vue magnifique sur tout un pan du domaine, magnifiquement dessiné. Perdu dans la contemplation du paysage, il ne se rendit pas tout de suite compte de ce que sa présence pouvait induire sur le cours de la conversation. Ainsi, dès qu'il eut compté toutes les feuilles de tous les arbres du jardin, il décida de sortir de la pièce, afin de leur offrir un peu de réelle intimité : elles avaient probablement beaucoup de choses à se dire en privé, et il ne voulait pas qu'elles se retinssent de parler de quelque manière que ce fût en raison de sa présence inopportune. Une fois dehors, il hésita à explorer la maison, mais le faire sans y avoir été invité eût été d'une discourtoisie particulièrement prononcée. Alors, comme il avait cessé de pleuvoir, il résolut de faire un tour dans le jardin, là où, en principe, il ne dérangerait personne.

En sortant, il s'extasia une nouvelle fois devant l'architecture de l'immense et splendide demeure, et la sophistication derrière une apparente simplicité : le haut de la rampe des escaliers était surmonté de chaque côté d'un gland de pierre, probable emblème de la famille dudit Sire Duflos de Saint Amand. La propriété était bordée de hautes haies d'aubépines mêlées à du buis. Sur les petites fleurs blanches se posaient parfois quelques papillons, bruns avec des taches jaunes, ou d'un bleu gentiane, qui voletaient en chœur autour de lui. Perchés dans des cognassiers, quelques passereaux semblaient s'affronter lors d'un concours de chant : il n'aurait pas su dire lequel gazouillait le mieux, tous avaient su trouver grâce à ses oreilles. Avec une once de mauvaise foi, il se dit que c'était tout de même lui qui chantait le mieux, puis poursuivit sa route, souriant à ses propres sottises. Mis à part son pas léger qui crissait doucement sur les graviers, le silence du jardin laissait tout loisir à son visiteur de s'ouvrir aux modulations de ses aviaires compagnons. L'ambassadeur eut le plaisir d'apercevoir une cigogne au long bec, nichée sur une partie du toit : avec son plumage noir et blanc et son bec rouge, tout en sobriété, il lui trouvait beaucoup de noblesse et eût aimé en voir une de plus près, tout en reconnaissant qu'il valait probablement mieux la laisser en paix. Ainsi, il observa chacune des essences de plantes qui se présentait à portée de ses yeux et de ses mains : il était loin de toutes les connaître, mais s'émerveilla devant chacune. Il s'amusa également de voir les petits animaux détaler à sa vue, une partie de lui était toutefois désolée de leur avoir fait peur. Tout était prétexte à la découverte et à l'émerveillement : il dut cependant reconnaître que toute la nature n'était pas aussi attrayante, surtout lorsqu'il tomba nez à nez avec une grosse araignée. Il fit un bond en arrière de plusieurs pieds, tremblant de tout son corps, avant de s'éloigner prudemment hors de portée du monstrueux animal. Fort heureusement, personne ne l'avait entendu crier, du moins personne ne s'était présenté pour le lui faire remarquer.

Lorsqu'Elster vint le chercher, il observait avec attention un arbre couvert de fruits citrins, presque chrysanlines, en forme de toupies surmontées de cinq piquants : il n'en avait jamais vu auparavant, et il apprit plus tard qu'il s'agissait de nèfles. Cette fois-ci, Margaret, qui marchait à ses côtés, semblait plus enjouée que lorsqu'il les avait quittées tantôt : avançant vers lui, la jeune femme le salua et lui sourit. La cadette manifestait sa joie d'avoir retrouvé sa sœur, et lui promit de tout lui raconter sur le chemin du retour. Emportée par son enthousiasme, elle semblait avoir oublié qu'il fallait encore attendre le Père Maxence qui n'était censé arriver que deux ou trois jours plus tard. L'aînée, pragmatique, invita le jeune couple à demeurer chez elle quelque temps, invitation qu'ils ne purent refuser. Les quelques jours de retrouvailles furent intenses : les deux sœurs passaient leurs journées à bavarder, au point de parfois laisser le jeune homme de côté. Celui-ci, comprenant tout à fait le besoin de se retrouver et de rattraper le temps perdu, ne s'en formalisa pas, et, au contraire, encouragea cette démarche.

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