Capitulum Undequadragesimum

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Une fois les premiers projets — qui, bien que tous aussi farfelus les uns que les autres, avaient fini par être le pain quotidien du personnel de maison — lancés par le jeune couple, les deux époux, loin de se laisser décourager par l'accueil mitigé qui leur était réservé par quelques sceptiques en manque de querelle, en entreprirent bien d'autres, et parmi eux, militer en faveur de la cause des sourds-muets. La nouvelle, sur les sires et les dames de la cour, eut l'effet d'un séisme. Qui donc sur cette Terre, sinon les von Amsel, eût jamais cultivé au fond de son esprit idée aussi extravagante ? Frustré qu'en lieu et place du tollé tant attendu, ils n'eussent à se mettre sous la dent qu'un indifférent silence, tout ce beau monde se contenta de répandre sur le dos des principaux concernés rumeurs et bruits de couloirs dont la véracité n'importait pourtant que peu : seule comptait l'outrance et la primauté de l'information.

À la résidence von Amsel, loin de la traînée de poudre, les questions allaient bon train. Mis à part Theodora, leur entourage ignorait tout des raisons qui avaient poussé le jeune homme à se tourner vers ces étranges et silencieuses gens. La raison était à rechercher dans la prime enfance de Friedrich : alors qu'il n'était pas plus haut que trois pommes, il avait eu la chance et l'opportunité d'avoir une camarade de jeux sourde et muette. Il se revoyait en culotte courte, une coupe au bol d'un seyant, autant que faire se pouvait, poursuivant dans le jardin de la résidence familiale, une jeune fille dont la crinière blonde voletait à sa suite dans la brise automnale et dont les rires semblaient accompagnés par le craquement des feuilles séchées sur le sol. Ayant passé ses premières années aux côtés de Theodora, celle-ci, plus sociable que son cadet, s'était rapidement fait de nouvelles amies en dehors du cercle restreint de leurs connaissances communes, ce qui l'amenait à s'absenter fréquemment et ne lui laissait par conséquent plus beaucoup de temps pour s'occuper de lui. C'est ainsi que, sans attention sororale, il fut amené à passer la majeure partie de son temps avec Suzanne, ce qui n'était rien pour lui déplaire.

Ils ne parlaient pas la même langue, mais peu importait : ses sourires répondant aux siens, et ce qu'ils partageaient par leurs regards allait au-delà des mots. Cependant, Friedrich, poussé par la curiosité et déçu de ne pouvoir converser avec sa camarade comme avec n'importe qui d'autre, avait exprimé le désir de la connaître davantage. Celle-ci partageait ses aspirations, et tous deux réfléchirent à l'approche la plus efficiente d'échanger des informations : tout d'abord, ils essayèrent l'écrit qui avait l'avantage d'être immédiatement accessible et de limiter les risques de mécompréhension, mais devant l'indéniable lenteur de la méthode, tous deux, d'un commun accord, s'étaient mis en recherche d'un moyen de communiquer plus efficacement. En effet, il n'était pas toujours très pratique de garder au fond de son gousset une feuille et un crayon, dispositif qui, contre toute attente, pouvait se montrer particulièrement contraignant à cause du risque de bris ou de perforation du tissu de ses poches. Et le jeune baron ne pouvait risquer de rentrer avec ne fût-ce qu'une seule égratignure.

Après s'être livrés à des essais plus ou moins fructueux, l'idée d'apprendre les rudiments du langage des signes germa petit à petit dans leur esprit, et après des tâtonnements hésitants et timides, le jeune garçon s'y jeta à corps perdu : au début, il ne s'agissait que de quelques gestes de base, mais devant son désir d'approfondir, de véritables cours virent le jour. Les séances d'apprentissage avaient toujours lieu à la même place, dans un coin du jardin, à l'ombre d'un grand saule qui, de ses branches tombantes, leur offrait fraîcheur et couvert pour étudier dans les meilleures conditions. Il arrivait que, lassée de se répéter, la pauvre fille essayât de vocaliser pour clarifier son discours, mais son élève, obstiné comme pas deux, persistait en l'enjoignant à ne s'exprimer qu'avec ses mains et ses mimiques faciales.

MascaradeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant