Capitulum Duodequadragesimum

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Parmi les nombreux prétextes avancés par les dames de la cour, magistrates impitoyables et surtout autoproclamées, expertes dont le jugement d'une indubitable rigueur et objectivité leur accordait de droit une place au tribunal du bon goût, pour justifier la haine attisée à l'égard de la jeune baronne, un des plus absurdes était son refus de se plier à la mode vestimentaire et olfactive en vigueur dans le beau monde. En effet, celle-ci boudait les parfums hors de prix, ne voyant que peu d'intérêt à se couvrir littéralement de la moitié d'un flacon dans l'unique but de couvrir des exhalaisons corporelles que de toute manière, elle pouvait aisément dissiper par des procédés moins onéreux. Ainsi, bien que cela revînt à défier les préceptes les plus stricts d'un culte mystérieux dont elle n'entendait rien et à en froisser les très susceptibles divinités, il lui coûtait moins d'en être exclue, quitte à assumer son nouveau statut d'hérétique et de mécréante, que de venir garnir les autels de leurs temples ; Elster était catégorique : elle n'avait aucune intention d'acquérir ces pourtant indispensables fragrances, véritables tonneaux des Danaïdes qui menaient à sa perte quiconque y trempait ne fût-ce que la moitié d'un orteil, et laissait le soin d'accueillir le chant de ces engageantes, mais ô combien cruelles sirènes à d'autres oreilles qui sauraient en apprécier les notes pourtant bien discordantes.

Malgré l'apparente importance de l'affaire, les charges qui pesaient sur l'accusée ne résidaient que dans la différence de l'habitude. En effet, le seul et unique crime dont elle se rendait coupable était celui de se laver régulièrement. Surprenante raison ! Pour motiver tant de véhémence, ce fait devait susciter quelques complexes chez ces dames qui n'en faisaient pas autant. Le sentiment de jalousie, ou toute autre raison dont elle n'avait connaissance semblait justifier l'opprobre dont elle était affublée, pour ne pas user des mêmes artifices que les autres. Mais peu lui en chalait. De toute manière, si leur cœur était dévasté par la haine, le sien ne s'en portait que mieux.

Au lieu de se frotter simplement, à l'instar de ces dames, d'eau de Cologne — ou pire, de vinaigre ! puis de se couvrir de poudre parfumée dont le gain olfactif ne suffisait même pas à compenser les dépenses engagées, sans compter la nécessité de changer de toilette jusqu'à cinq fois par jour afin de dissimuler aux regards les traces noirâtres dont les cols et les manches se couvraient en quelques heures à peine, elle ne jurait que par le savon, un savant mélange de graisse, de cendres et d'autres extraits végétaux qu'elle faisait venir directement de Toulon, dans le lointain pays austrin. L'utilisation était d'une étonnante simplicité : il suffisait de s'en couvrir le corps afin de faire partir la crasse, puis de rincer à l'eau claire. Une fois ceci fait, il ne restait sur la peau débarrassée de toutes ses impuretés qu'une délicate odeur de lavande. En plus de cela, le dentifrice, une étrange pâte parfumée à la menthe, lui permettait de conserver une haleine fraîche. Bien que parfois controversé, son usage était préconisé par le roi lui-même, et après avoir constaté avec effroi l'étendue des ravages que pouvait provoquer un manque d'hygiène dentaire, la jeune femme n'avait absolument aucune intention, malgré le contact peu agréable de la brosse en poils marron et rêches, de laisser ses belles dents tomber une à une comme des feuilles en automne après avoir noirci. Elle eut cependant, à chaque occasion de s'en servir, une pensée émue pour le sanglier qui avait donné sa vie et ses poils afin qu'elle ait une denture en bonne santé.

Encouragée par son époux et par son entrain naturel, la jeune noble entreprit de réformer l'organisation de la maison, à commencer par la réalisation de la toilette. Pour se laver, elle eût été tentée d'user de la méthode du seau ou de la rivière, mais l'absence de cours d'eau à proximité rendait la tâche particulièrement ardue, si elle ne voulait pas être surprise à faire ses ablutions dans une des fontaines du parc, et bien que les domestiques fussent habitués depuis le temps à ses excentricités, elle ne pouvait pas non plus, en tant que baronne, et donc femme de l'aristocratie, se laver à l'aide d'un seau d'eau au fond du jardin, non seulement pour des raisons de prestige, mais également de pudeur : il était inconvenant d'exposer ainsi le grain de sa blanche peau à tous les regards.

Ainsi, au moment de mettre en place un dispositif qui sît davantage à son rang, les baignoires, bien plus lourdes que les simples baquets qu'elle avait eu l'occasion d'utiliser dans un passé désormais lointain, furent excessivement pénibles à monter : elle eut pitié des serviteurs qui, les muscles bandés, ahanaient sous l'effort. Les immenses récipients de métal furent placés dans des pièces du premier niveau, une localisation idéale lorsqu'il s'agissait de les remplir à l'aide d'eau chauffée dans les cuisines. Il eût été possible, en exploitant un réseau similaire à celui alimentant les fontaines du château, d'acheminer de l'eau jusqu'à la maison, mais l'installation était bien trop onéreuse pour l'utilisation qui en aurait été faite : l'onde devait alors être puisée quotidiennement dans une fontaine à la force des bras de ses pauvres domestiques. Le processus était particulièrement long, et bien qu'ils s'exécutassent avec enthousiasme devant leur maîtresse, elle ne pouvait le leur infliger trop fréquemment. Après avoir intérieurement pesté face à la perspective de devoir en partie renoncer à ses anciennes habitudes, elle dut admettre que se plonger entièrement dans une baignoire chaude et parfumée se révélait loin d'être désagréable. Par surcroît, les craintes qui la taraudaient en entrant dans la famille et qui appelaient dans son esprit des scènes d'horreur trouvèrent rapidement leur apaisement : au contraire des têtes couronnées qui, à longueur de temps devaient souffrir la présence de la moitié de la cour, son sang n'était pas assez noble pour que qui que ce fût eût l'inconvenant désir de la suivre jusque dans son bain, ce dont elle savait particulièrement gré au destin, à la chance, ou à qui que ce fût d'autre.

De plus, elle consacra une seule et unique pièce à la chaise d'affaires, fort heureusement pourvue de fenêtres donnant sur le jardin, afin que toute la maison ne diffusât une senteur atroce, surtout en été où le froid ne suffisait plus à immobiliser les odeurs.

Tout d'abord surpris, l'ensemble des membres du personnel fut vite convaincu de l'efficacité de la démarche, d'autant plus que leur jeune maître semblait également y prendre goût et que depuis — et personne n'aurait osé le lui dire en face — il se dégageait de lui une effluence bien plus agréable qu'auparavant. Elster, une fois, avait osé lui dire qu'elle appréciait bien mieux leurs étreintes et leurs baisers, sachant qu'elle ne risquait plus l'asphyxie à chacun d'eux, et qu'elle était très heureuse de ce changement. Cela le fit également beaucoup rire, et ne put donner tort à sa femme.

Pour toutes ces raisons, aussi futiles que vaines, ses nombreuses rivales autoproclamées la fustigèrent, la lapidèrent, rédigeant à son attention ou plutôt à celle de son échine, pamphlets et mots qu'elles pensaient d'esprit, mouillés d'acide voire de bile, parce que leur victime du jour, l'outrecuidante, s'était rendue coupable d'avoir une hygiène de vie meilleure que la leur. Sans compter les croyances de l'époque, qui insidieusement, semblaient s'être frayé un chemin jusque sous leur perruque et avoir eu raison de leur entendement. Pour beaucoup, le fait de se laver était alors considéré comme dangereux, en raison du risque qu'il représentait de favoriser l'entrée de germes et autres agents pathogènes par les pores de la peau. Même Messire Théophraste Renaudot l'affirmait haut et fort dans sa gazette dans les termes suivants : « l'eau extermine le corps et emplit la tête des vapeurs ». Selon cette logique, l'étrange comportement d'Elster ne laissait dans le champ des possibles que deux hypothèses : la jeune femme était soit malade et donc à fuir comme la peste en raison des risques de contagion. Dans le cas contraire, l'immunité développée contre ces maladies ne pouvait s'expliquer que par le recours aux sciences occultes. Elle ne s'habillait pas comme les autres, elle ne mangeait pas d'animaux morts, et sans aucun doute, utilisait les grands récipients en métal dans lesquels elle se plongeait pour des rituels sataniques : tout portait à croire qu'elle était au mieux une hérétique, au pire une sorcière, et d'aucunes auraient probablement aimé la voir périr sur un bûcher. S'il ne devait y avoir qu'une seule raison à cela, c'eût été à cause de son impeccable et magnifique chevelure qui, au contraire de celle de ses nombreuses détractrices, était belle au naturel. 

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