Octobre 1650
Alors que le soleil depuis longtemps était allé se coucher de l'autre côté de l'horizon, Victor Martial rentrait tout juste à la caserne. Après la honteuse défaite essuyée à la taverne et la malencontreuse rencontre de son crâne avec une cruche, il s'était rendu à la salle des gardes qui jouxtait le Salon de Diane, afin de faire son rapport à ses supérieurs : d'interminables minutes durant, le jeune soldat avait dû essuyer les reproches du commandant pour une faute qu'il n'avait pas commise. Sa mâchoire contractée à l'extrême témoignait des efforts qu'il déployait pour ne pas dauber la demi-portion qui lui faisait face, et dont les galons seuls constituaient un rempart dérisoire, mais efficace contre sa colère et contre ses poings. Lorsqu'il était enfin sorti, il s'était promis de se venger sur ses subordonnés, non seulement de l'humiliation qu'il avait subie, mais aussi et surtout pour être revenus sans la rapineuse qui leur avait filé entre les doigts. Il allait leur passer un savon dont ils se souviendraient longtemps, dans leur mémoire et dans leur chair, et cette pensée le rasséréna quelque peu. Ouvrant en grand la porte qui claqua contre le mur, il tapa ses bottes à l'entrée, et se débarrassa de son manteau sur une chaise. La pièce centrale, très vaste, trop vaste pour un seul homme, était sobrement meublée : entre les murs de briques nues, de longues tables qui servaient aux repas se dressaient chacune entre deux rangées disparates de sièges grossièrement taillés, mais suffisamment robustes pour accueillir tout l'effectif de la troupe. À ce moment, pas une âme ne s'attardait dans la cantine, pas même les habituels rats qu'on voyait fureter entre les tables à la recherche de restes de nourriture.
Quelques instants plus tard, assis en maillot de corps sur un tabouret, le jeune homme musculeux se frottait la tempe avec un linge mouillé pour tenter d'enlever les traces de sang séché qui y étaient restées collées. Et bien que ceux-ci n'aient rien fait pour, il se promit également de faire payer à ses hommes la bosse qu'il avait sur le crâne, infligée par l'espèce de mégère de la taverne, à qui il aurait bien réglé son compte sans la présence de témoins gênants. Frustré de ne pas avoir pu faire une démonstration de sa force — ou de sa virilité auprès de la prisonnière qui, il devait l'avouer, lui avait semblé tout à fait à son goût —, il donna un coup de pied rageur dans la table : celle-ci trembla et un peu d'eau s'échappa du bol placé devant lui pour se répandre sur ses genoux, ce qui, loin d'apaiser sa colère, l'exacerba encore davantage.
Lorsqu'il s'était présenté, six ans auparavant, au poste de recrutement, ce n'était pas ce qu'il avait imaginé : il se voyait déjà chevaucher dans un uniforme flambant à la tête d'une compagnie, à donner des ordres à une pléthore de subordonnés empressés et grouillants qui auraient tout fait pour le satisfaire. À la place, il n'avait sous son commandement qu'un vulgaire peloton de soudards épais et nonchalants, longs à l'obéissance, mais prompts à la boisson, qui ne l'écoutaient que lorsqu'il élevait la voix. Et Dieu ou il ne savait qui, devait bien admettre que cela arrivait souvent. Avec la voleuse disparue dans la nature, ses ambitions d'être rapidement promu et de briller enfin aux yeux de la société — et de la gent féminine — s'envolaient.
Alors que l'alcool commençait à refluer, sa tête se fit moins lourde et son esprit plus clair. En repensant à la jeune et jolie serveuse, à sa douce voix qui trahissait sa douleur, et à son expression effrayée, l'homme aux agrestes manières en vint à regretter ses propos et son attitude. La boisson, une fois de plus, l'avait poussé à s'en prendre à une innocente. Il ne pouvait pas courir le risque de retourner au village, sous peine de sentir sur son torse la morsure glaciale des piques d'une fourche avant même d'avoir ouvert la bouche, et malgré le sentiment de culpabilité qui, en cet instant, le taraudait, il tenait à la vie. Il aurait cependant aimé s'excuser auprès de la jeune fille, sans pourtant être certain de la pureté de ses motivations. Cela n'aurait pas changé le mal déjà fait, alors pourquoi aller demander pardon, sinon pour tranquilliser sa propre conscience ? Il n'aurait jamais osé l'admettre en public, mais il savait que la tavernière avait raison. Le jeune adolescent qui s'était engagé jadis le savait également.
Il avait décidé de rejoindre les gardes françaises parce qu'enfant, il admirait ces soldats courageux, non seulement pour le prestige dont ils étaient drapés, mais aussi pour avoir une chance de servir la justice, et, il fallait l'avouer, pour les conquêtes amoureuses que l'aura de sa fonction pouvait lui apporter. Force fut pourtant de constater que ces dernières s'étaient résumées jusqu'à ce jour à celles qu'il pouvait se payer. De basse extraction, il avait été accepté à l'école des cadets, et depuis, il s'était accroché à ce rêve comme un naufragé au dernier morceau de la coque du navire qu'il regardait sombrer. Cependant, il avait essuyé maintes et maintes déceptions lorsque ses idéaux s'étaient fracassés contre l'indifférence de ses supérieurs, jusqu'à faire semblant d'adhérer aux idéologies nauséabondes de ses frères d'armes, à tel point qu'il avait fini par y croire et par s'oublier lui-même. Il s'était enfoncé dans une lente, mais inéluctable descente vers l'obduration, jusqu'à se dégoûter de la personne qu'il était devenu, et à boire pour oublier : il fuyait dans l'alcool bon marché, en y dépensant presque toute sa solde, et exprimait sa colère, non plus par les mots, mais par les actes en la reportant sur d'autres. Il savait, conscient de l'iniquité qu'il cultivait, qu'il n'aurait guère le temps de voir sa carrière fleurir avant d'être occis, de la main d'un autre, ou de sa propre allumelle.
Tout était alors bon pour servir de prétexte et ses hommes avaient depuis longtemps appris à l'éviter pour s'épargner sermons en tout genre, punitions arbitraires, voire les coups dans ses mauvais jours, et n'avoir personne sur qui se déchaîner avait le don d'accroître encore sa colère. Il attendit des heures durant, le regard fixé sur la porte dans l'espoir de voir apparaître sa future victime. En voulant se resservir, il constata que le pichet de vin était vide : n'ayant vu personne, et frustré de ne pas avoir pu évacuer son trop-plein d'émotions, il alla se coucher, en maudissant le Ciel de lui avoir donné de tels subordonnés.
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Mascarade
Historical FictionDans le cadre fastueux du Théâtre Royal de Versailles, un jeune aristocrate tente, loin - et pourtant si près - de la cour et de ses intrigues, de s'évader de sa condition à travers les arts lyriques sous couvert d'une fausse identité. En effet, son...