Capitulum Tricesimum Secundum

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À peine avaient-ils eu le temps de goûter aux joies et aux plaisirs de leur nuit de noces, que le devoir se rappelait à leurs bons souvenirs. Hélas, les jeunes époux ne pouvaient pas rester éternellement enfermés entre quatre murs, ils se devaient, comme toute famille aristocratique, d'entreprendre le long et pénible déplacement jusqu'à leur domaine pour visiter leurs terres. Bien qu'Elster fût de basse extraction, et même avec toute la mauvaise foi possible — Dieu était témoins : ils avaient beaucoup hésité, pesant pour et contre, à se plier à l'ennuyeux protocole —, ils savaient qu'ils ne pouvaient pas déroger à leurs obligations : il leur faudrait entreprendre un périple aussi long que peu engageant dans une lointaine province du Saint Empire pour rendre visite aux parents de Friedrich. Le trajet jusqu'à Berg, près de Cologne, prendrait encore plus de temps que celui jusqu'à Vienne, et en chevauchant simplement, ils mettraient entre quatre et cinq jours à l'aller, et autant au retour.

L'hypothèse d'un voyage en voiture, rapidement balayée d'un commun accord, eût impliqué un temps de trajet au moins deux fois plus important, sans compter l'immense quantité de bagages qu'ils eussent dû emporter, ainsi que l'encombrante escorte officielle. Le jeune Jean se réjouissait d'avance d'accompagner son maître, mais celui-ci fit fondre ses espoirs comme neige au soleil en lui annonçant qu'Elster et lui partiraient simplement à cheval. Il le chargea de demander aux cuisines un dernier repas avant de partir, ainsi que des aliments qu'ils pourraient emporter, au moins pour la première journée de chevauchée. Ils prévoyaient, quitte à entreprendre un voyage avec une si pénible destination, de goûter autant que faire se pouvait aux divers plaisirs qui agrémenteraient leur chemin, entre autres profiter d'une certaine liberté de mouvement et de choix, tant de l'itinéraire que du lieu où passer la nuit. Les auberges, de fort bonne réputation, seraient amplement suffisantes pour l'usage qu'ils comptaient en faire. Ils n'avaient, de toute manière, aucune envie de s'arrêter dans un château, et n'en avaient pas les moyens, en termes de rang social ou de réputation.

Après avoir mangé leur dernier repas, une succulente tourte à la croûte délicatement dorée et emplie d'une grande quantité de légumes et d'un appareil à base d'œuf et de fromage, excellent pour le voyage qu'ils s'apprêtaient à entreprendre, ils emportèrent une miche de pain et du fromage dans leurs sacs de selles, ainsi qu'une bourse bien pleine, qu'ils avaient pris soin de garnir de petite monnaie. En effet, cela évitait de mettre dans l'embarras des commerçants qui ne seraient pas en mesure de leur rendre la monnaie sur une somme qu'ils ne possédaient pas, en plus de s'abstenir d'attirer sur eux l'attention de vendeurs malhonnêtes ou pire, de brigands. Elster possédait quelque aptitude au combat, mais la sagesse voulait qu'ils esquivassent toute rencontre avec de potentiels ennemis. Vêtus de leurs vêtements de voyage, ils prirent la route qui les mènerait jusqu'à la demeure honnie des parents du jeune diplomate.

La première journée se déroula sans encombre : la végétation, assez monotone, mais à la couleur brune et verte, avait un effet apaisant. Sous le chant des oiseaux qui, ils se plaisaient à l'imaginer, les accompagnaient au cours de leur périple dans la nature, ils avançaient à un rythme raisonnable qui leur permettait de ne pas épuiser leurs montures. Les jeunes gens se plurent également à leur répondre, par quelques notes aux timbres disparates. Depuis leur rencontre, Elster savait qu'il était contre-ténor, et bien qu'elle affectionnât particulièrement sa voix de tête, elle ne boudait pas non plus sa voix de poitrine, douce et chaude. Il leur arrivait de vocaliser ensemble, dans l'une ou l'autre tessiture, parfois les deux. Là, le jeune homme utilisait un registre grave, plus adapté à la situation dans laquelle il se trouvait : en effet, maîtriser ses cordes vocales sur un cheval n'était pas chose aisée, et il convenait de choisir ce qui lui permettrait d'avoir le plus de tenue. Elster, quant à elle, chantait avec une voix de mezzo-soprano, moins aiguë que celle de Camille Dubois, sa partenaire au Théâtre Royal, mais le manque de hauteur de la demoiselle se voyait plus que compensé par son aisance dans les graves, dotés de plus de profondeur et d'intensité. Parfois, ils s'amusaient même à inverser les rôles, et c'est Friedrich qui prenait alors la partie de dessus, plus mélodique : ce petit jeu les faisait beaucoup rire, surtout que cela leur permettait de surprendre leur auditoire souvent mal préparé à ce genre de configuration en plein morceau. Ainsi, c'est quelque chose qu'ils aimaient beaucoup faire, et c'est avec plaisir que leurs proches s'y laissaient habituellement prendre encore et encore, heureux de participer au bonheur de leurs amis.

Lors d'une de leurs haltes sur un chemin au cœur de la forêt, ils eurent la surprise d'apercevoir la queue rousse et touffue d'un goupil, probablement attiré par l'odeur de nourriture et désireux d'en obtenir sa part. Il ne s'approcha malheureusement pas assez pour que les deux amoureux pussent le caresser, mais par moment, ils voyaient le bout de son museau pointer derrière un arbre. Ainsi, en repartant, ils laissèrent à son attention une partie du fromage sur la souche qui leur avait servi de siège, avec un dernier regard et un dernier sourire dans sa direction, ou du moins celle qu'ils lui avaient attribuée.

Ils s'extasièrent face à la tombée du soleil derrière l'horizon qui, ils l'imaginaient, allait à l'encontre de son amie la Lune, qu'il croiserait quelques instants à peine avant de lui laisser sa place dans le ciel, afin qu'elle brillât au firmament et éclairât de ses rayons la Nature d'une douce lumière pour bercer son sommeil. Chaque seconde intensifiait les couleurs du dégradé qui se peignait d'une divine main dans le ciel : violet, indigo, bleu, vert, jaune, orange, et enfin rouge. C'était absolument magnifique, et ils se dirent qu'ils avaient la chance d'assister à ce spectacle. Le Soleil déclinant projetait des ombres sur le chemin, et baignés dans la lumière amarante, les deux amoureux avançaient vers celle-ci. Ils étaient heureux d'être ensemble et le voyage était, pour une fois, bien plus beau que sa destination : un philosophe, un jour l'avait dit, mais jamais ses paroles n'avaient été plus vraies.

MascaradeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant