Dans les coulisses du Théâtre Royal de Versailles, un jeune homme était assis dans un fauteuil trop grand, avec des accoudoirs qui, par endroits, laissaient le rembourrage apparent. Les murs qui, autrefois, avaient dû être d'albâtre, laissaient régulièrement des écailles de peinture choir au sol. Ainsi, lorsqu'on se changeait — et a fortiori avant de monter sur scène —, il était conseillé de s'assurer que ses habits n'étaient pas garnis de ces étranges flocons au potentiel décoratif douteux. Dans le miroir ébréché qui lui faisait face, son reflet se grimait peu à peu de blanc, condition sine qua non à sa montée sur scène. En effet, il était de ceux dont la situation empêchait d'exercer une profession artistique et même, quelque profession que ce fût.
Pourtant, lui-même ne se souciait guère de ce que pourraient en dire les gens de la Cour, mais afin de protéger l'honneur de sa maison, il se devait de jouer travesti et sous pseudonyme. Après avoir refermé les boutons de son pourpoint ivoire brodé de fil d'argent, il acheva de farder son visage de blanc, en prenant garde à ne point en mettre dans ses cheveux blonds, et le recouvrit d'un masque vénitien. À travers les trous, il contempla son reflet avec une lueur triste au fond de l'œil et du cœur, avant d'ajuster son foulard. En se levant, il laissa échapper un soupir, puis il souffla les bougies et sortit.
Marchant d'un pas lent dans le couloir faiblement éclairé, le jeune musicien pouvait déjà entendre les Vingt-Quatre Violons du Roi jouer le début de l'acte II : au-dessus des rondes imperturbables des basses, la mélodie lente et dramatique des dessus fut bientôt rejointe par les hautes-contre et par les tailles pour former un tapis sonore des plus délicats.
Son cœur battait la chamade, il pouvait sentir son sang cogner contre ses tempes. S'interrompant quelques instants, il ferma les yeux et se focalisa sur sa respiration : un, deux, trois... jusqu'à dix, puis réitéra l'exercice à deux reprises. Enfin calmé, il s'avança jusqu'à la pièce où se rassemblaient les autres chanteurs, les salua collectivement d'un signe de la main avant d'attraper en hâte une carafe et un gobelet sur une table afin de se rafraîchir. En effet, son activité nécessitait de boire beaucoup : il ne pouvait se permettre d'avoir la gorge sèche.
Il vint se placer derrière le rideau lorsqu'il entendit le clavecin et la basse de violon jouer les premières notes de la scène suivante : il attendit un signe du chef, puis, entra sur scène. Comme pour l'accueillir, le théorbiste, de ses habiles doigts, égrenait délicatement les notes en arpèges. À la cadence qui suivit, il prit une profonde inspiration et ouvrit la bouche : une mélodie sautillante, toute en pointées, envahit la salle, gagnant en intensité et en volume au fil des mesures. Pas un bruit ne venait troubler cette voix virtuose, aiguë, au timbre si particulier et dont la réputation n'était plus à faire. Toute la Cour se pressait pour venir écouter celui qu'ils croyaient être Giovanni Carestini, le plus célèbre des castrats italiens.
Il aimait être sur scène, et ne pouvait se passer de l'émotion qui l'envahissait chaque fois qu'il y montait. À ce moment-là, il se sentait pleinement vivant et heureux, jouant avec les notes, ou plutôt se jouant d'elles : aucune mélodie, aussi complexe fût-elle, ne semblait pouvoir l'arrêter. Lui, l'homme que personne n'aurait imaginé à cette place. Et pourtant, il y était, et bravait l'interdit, faisant entendre sa voix dans toutes les Cours d'Europe, avec la protection dérisoire, mais néanmoins efficace de son maquillage et de son masque.
La basse continue, presque imperceptiblement pour des oreilles ordinaires, ralentit son jeu, et fut rejointe par le dessus, la quinte et le hautbois : il s'avança encore sur le devant de la scène, et tendit le bras vers l'autre extrémité où se dressaient des rideaux de velours rouge. Ceux-ci frémirent et les coups d'archet, plus rapides, annoncèrent l'entrée de Camille Dubois, la jeune soprano qui jouait le rôle de Poppée. Il la regarda, avec un sourire tendre, mêlant l'émeraude de ses yeux à l'ambre des siens, et la laissa venir vers lui. Elle était vêtue d'une longue robe blanche sans artifice, mais dont la simplicité, en plus d'accentuer le contraste avec ses cheveux noir corbeau, soulignait la pureté et la beauté du personnage.
Lorsque les partenaires se trouvèrent face à face, le maître de chapelle, par une battue plus fluide, donna le départ du tableau suivant : des accords plus doux se firent entendre, et la voix haut-perchée de la demoiselle se mêla à celle du jeune homme dans un air qui célébrait leur amour. Les phrases de l'un répondaient à celles de l'autre, s'entremêlant parfois. Les deux ralentirent et, après avoir inspiré de nouveau, entonnèrent tour à tour les premières notes de la dernière phrase :
— O mia vi
— O mia viiii
Et ensemble, achevèrent :
— O mio tesoro.
Après l'accord final joué par le clavecin, il vint prendre la main de sa partenaire, et tous deux saluèrent sous un tonnerre d'applaudissements.
Ceux-ci furent si fournis que lorsqu'ils retombèrent, le Maître de Musique donna un signe aux deux jeunes gens, afin qu'ils reprissent à nouveau le dernier air. Basse continue et dessus jouèrent les premières mesures et les deux voix entrèrent dans la danse : elles s'accordaient si bien qu'on eût cru en entendre une troisième. Giovanni et Camille s'en amusaient et se mouvaient sur scène comme lors d'un ballet mille fois répété, et à mesure qu'ils chantaient, comblaient peu à peu la distance qui les séparait, leurs yeux et leur sourire trahissant leur affection mutuelle.
À la toute fin, il vint se placer derrière elle et l'enlaça : la dernière note, son ultime modulation, résonna encore quelques instants dans la salle qui, suspendue à leurs lèvres, retenait son souffle. Juste après, elle se retourna puis il l'attira à lui pour un simulacre de baiser : la salle laissa exploser sa joie dans ses battements de mains, et scandait leur nom. Radieux, ils saluèrent à nouveau, main dans la main avant de sortir chacun à une extrémité de la scène.
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Mascarade
Historical FictionDans le cadre fastueux du Théâtre Royal de Versailles, un jeune aristocrate tente, loin - et pourtant si près - de la cour et de ses intrigues, de s'évader de sa condition à travers les arts lyriques sous couvert d'une fausse identité. En effet, son...