Capitulum Septimum

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Lorsque les musiciens, informés par les serviteurs des ordres du Roi, cessèrent de jouer, les courtisans, surpris, se tournèrent vers l'orchestre afin de connaître la raison de cette interruption. Le Grand Chambellan, monté sur l'estrade, donna de la voix de telle sorte qu'elle portât jusqu'aux oreilles les plus lointaines :

« Messires, Mesdames, le Baron Frédéric Aurélien Albert d'Ansèle, Ambassadeur de sa Majesté Louis le Quatorzième, Fils aîné de l'Église, et Roy de France et de Navarre par la grâce de Dieu, auprès de son Altesse Impériale Ferdinand le Troisième, Empereur du Saint-Empire Romain Germanique ! ». Il accompagna la fin de sa tirade par un geste éloquent en direction du principal intéressé.

Bien qu'il s'y attendît, le jeune homme fut pris de court et laissa flotter le silence quelques instants avant de s'éclaircir la gorge, puis une voix grave et chaude se fit entendre : « Sire, Votre Altesse Royale, Messires, Mesdames, Damoiseaux, Damoiselles, énonça-t-il en regardant l'assistance afin d'être sûr de capter son attention. Je me tiens devant vous pour prendre la parole et vous prie de m'excuser de troubler ainsi votre vesprée. Comme d'aucuns d'entre vous en ont déjà connaissance, je fus ce jour appelé par sa Majesté à rejoindre les rangs des Ambassadeurs. Si appartenir au corps diplomatique est un honneur, j'eusse souhaité y être nommé en d'autres circonstances. En effet, vous qui m'écoutez, savez toutes et tous qui était Monsieur le Comte Pierre Langlois, qui nous quitta le quinzième jour du mois de septembre. Vous qui le connûtes pouvez mieux que moi encore estimer la valeur et la puissance de son engagement, lui qui passa sa vie au service de Sa Majesté. Par surcroît, c'est lui qui fut à la tête de la première délégation envoyée afin de négocier les traités de Münster deux ans auparavant, et force est de constater en voyant la couleur du pavillon qui flotte à présent sur les Forteresses de Brisach, de Toul et de Verdun que ce fut un succès. Rappelons également que c'est grâce à lui que l'Alsace parle à nouveau français. Il restera toujours dans les mémoires comme un modèle à suivre, et je ferai tout pour être digne de son héritage. Je ne sous-estime pas l'importance de la tâche titanesque qui m'attend, je vous prie de le croire, et je suis pleinement conscient que nombreux sont ceux parmi vous qui doutent de mes capacités à relever un tel défi à cause de mon jeune âge, mais si je puis me permettre de citer Pierre Corneille, la valeur n'attend pas le nombre des années. »

Après quelques secondes pendant lesquelles il parcourut la foule du regard, il acheva : « Je vous remercie. » Le silence qui flotta juste après le discours fut pesant, et derrière le visage impassible qu'il présentait, l'esprit du jeune baron bouillait, au supplice, tendu à l'extrême. Dans le fond, un vieux courtisan commença à applaudir et fut bientôt imité par ses voisins, puis par toute l'assemblée. Indécis sur la conduite à adopter, mais néanmoins soulagé, Friedrich les salua d'un signe de tête, et parut se détendre.

Après quelques instants, une foule d'inconnus empressés vint le congratuler, le pressant de questions : la Duchesse du Barry, une femme très digne et tirée à quatre épingles de près de quatre fois son âge, s'approcha. Posant une main ridée sur les siennes, son visage strict s'illumina d'un sourire bienveillant et elle lui souffla : « Prenez garde, jeune homme. Je ne doute pas de votre compétence, mais la position que vous occupez à votre âge vous attirera les foudres de certains, choisissez bien vos amis. » Quelque peu troublé par les propos de la Duchesse, il entendit à peine les mots du Comte d'Amerval venu lui serrer la main : il nota cependant que derrière son sourire de façade, ses yeux demeuraient froids.

Il remarqua également quelques demoiselles restées en retrait qui l'observaient cachées par leur éventail, qu'elles murent de leurs doigts délicats en battant des cils. Relativement mal à l'aise face à de telles démonstrations de la part de la gent féminine, il déglutit et reporta toute son attention sur les personnes qui se pressaient devant lui. Les mains se relayaient dans la sienne en y laissant à certains moments d'humides souvenirs qu'il n'osa pas essuyer.

Dans le brouhaha, il n'entendait qu'avec difficultés les congratulations accompagnées parfois d'une tape sur l'épaule : Friedrich n'eut pas le temps de réagir à cette familiarité autrement que par de timides remerciements, submergé par l'avalanche de conseils en tout genre prodigués par ses aînés d'une voix chargée d'odeurs que même les parfums hors de prix ne parvenaient pas à contenir. L'excès de fragrances capiteuses lui donna rapidement la migraine à tel point qu'il dut prétexter être attendu dans le Salon d'Hercule.

Une fois débarrassé de tout ce beau monde, il avisa dans un coin une chaise percée à côté de laquelle reposait une bassine remplie d'eau : il s'y lava les mains en tâchant de ne pas trop regarder en direction de ladite chaise et s'essuya avec le linge disposé à cet effet. Lorsqu'il eut terminé, il replia soigneusement le carré de tissu et le reposa là où il l'avait trouvé.

Alors qu'il marchait vers le Salon de l'Abondance en quête du buffet, il tourna la tête vers l'orchestre de chambre aux premières notes d'un morceau qu'il connaissait bien, et s'arrêta pour les écouter. Tout d'abord l'ostinato de la basse accompagnée du clavecin : si sol la fa..., puis la quinte vint y ajouter des arpèges en pizzicatti, formant ainsi un tapis musical pour la mélodie du premier dessus : fa mi ré do... Elle fut reprise par le deuxième en canon puis par le troisième quelques mesures plus tard. Les noires laissaient la place aux croches, puis aux doubles-croches, et ainsi de suite dans un rythme toujours redoublé. Les parties se suivaient et se répondaient, en s'entremêlant pour former un canevas de notes qui enchantait ses oreilles et son âme.

Il ferma les yeux pour mieux s'en imprégner, et un sourire se dessina sur son visage : il se laissait porter par la musique, imaginant les coups d'archet et les doigts sur les touches d'ivoire, il connaissait la partition par cœur. À la fin du morceau, les dernières notes résonnèrent longtemps dans la pièce comme dans sa mémoire. Soudain, il entendit un froissement de tissu à sa droite et une voix douce lui demander : « Monsieur l'Ambassadeur... me feriez-vous l'honneur d'une danse ? »

MascaradeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant