Capitulum Duodequinquagesimum

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1658

Après plusieurs années de vie commune, le jeune couple s'étonna de ne pas encore avoir d'enfant. Cependant, bien qu'ils s'en ébaudissent — et que les pures et innocentes gens de la cour, avec toute la bienveillance possible, s'étaient, à la première occasion, rués en nombre sur cet énième prétexte pour les accuser de se livrer à des pratiques impures —, aucun d'eux ne voyait la procréation comme une finalité et cela ne les empêchait nullement d'être heureux. Friedrich, en plus de ses activités diplomatiques, investissait une grande partie de son temps libre dans la valorisation de la cause des sourds-muets, sillonnant le pays à la rencontre des différentes communautés signantes dans les grandes villes du royaume, voire du Saint Empire. Après avoir appris auprès de Suzanne, son amie d'enfance, leur langage ou du moins les rudiments de la variété parisienne, le jeune diplomate fut capable de communiquer avec eux de manière bien plus efficiente qu'à l'écrit, d'autant plus que rares étaient ceux qui savaient lire et écrire. Pour y remédier, les deux époux avaient pris l'initiative d'enseigner les bases de l'écrit à certains d'entre eux, dans l'espoir qu'ils pussent acquérir plus d'autonomie. En effet, même s'il existait des interprètes pour traduire les langues des différentes nations, il n'en existait aucun en langage des signes, tout au plus un parent, un ami, ou encore un voisin qui, de temps à autre, servait de lien avec le reste de la communauté.

Le projet d'alphabétisation occupait une grande partie de leur temps libre et la plus grande difficulté résidait non pas dans la barrière de la langue, mais dans l'indifférence générale : pour beaucoup de leurs contemporains, les sourds-muets étaient des infirmes, des indigents, des parasites dont la misérable condition ne pouvait s'expliquer que par un péché mortel prompt à faire s'abattre le courroux divin, tel que l'avait si aimablement suggéré le Comte d'Amerval, un homme dont la bonté d'âme n'avait d'égale que la blancheur de sa perruque. Ainsi, tous deux virent leur motivation mise à l'épreuve, luttant contre vents et marées pour ne fût-ce que maintenir leur initiative à flot. La plupart de leurs élèves, par ailleurs, ne se trouvaient pas dans une situation pécuniaire suffisante pour les rémunérer, ce qui faisait de cet enseignement une position ad honores. De son côté, Elster avait commencé une activité d'écrivaine. En effet, sur les conseils de Theodora, devenue sa préceptrice autoproclamée, la jeune femme, intelligente et volontaire, n'avait eu aucun mal à assimiler les grandes lignes de l'écriture romanesque ou poétique. Dotée d'une excellente mémoire, elle lisait très vite et les domestiques s'étonnèrent souvent de la voir à la bibliothèque : à chaque fois qu'ils s'avisaient d'y jeter un coup d'œil, quelle ne fut pas leur stupéfaction en constatant que l'ouvrage était à chaque fois différent.

Soucieuse de donner une dimension picturale à ses écrits, ses thèmes de prédilection étaient la végétation, les paysages et les sentiments que leur contemplation lui procurait. Elle y associait parfois une courte pièce instrumentale pour accompagner la lecture, fort appréciable pour un lectorat mélomane. Cependant, sa nouvelle vie d'intellectuelle ne l'empêchait pas de retourner de temps à autre se ressourcer dans sa petite cabane dans les bois qu'elle n'avait jamais réellement abandonnée. Elle ressentait le besoin désespéré de retrouver ces immenses étendues fleuries où l'œuvre de Perséphone, loin de toute influence humaine, se déployait à sa guise dans l'espace qui était le sien : des arbres majestueux dressaient leur tronc strié à l'aide d'un céleste burin plus haut que quiconque eût jamais pu les élever, tendant leurs branches, ainsi que de multiples bras, vers un ciel céruléen qu'ils imploraient de ne point déchaîner sa foudre contre eux. Enfin, leur végétale vêture, bruissait au vent et exhibait ses couleurs, en une délicate déclinaison d'un vert chlorophyllien, d'un jaune d'or, et d'un rouge sang, habit qui ne tarderait pas à choir à terre, augures d'une génération nouvelle.

Pourtant loin de ces considérations vint un soir de nouvelle lune où au sortir du bain, la jeune femme s'étonna de l'absence de ses menstrues. Peu désireuse de tirer des conclusions hâtives, elle attendit encore quelques jours dans le doute, dans l'éventualité où elle aurait un peu de retard dans son cycle, mais ce qu'elle subodorait se confirma assez vite : elle était enceinte. Tout d'abord paniquée par la nouvelle, n'ayant jamais échangé à ce sujet avec qui que ce fût, ses craintes furent apaisées par Theodora : cette dernière lui dispensa presque un cours magistral sur l'enfantement, d'une longueur certes conséquente, mais qui eut l'avantage de rasséréner sa jeune amie, laquelle put alors envisager sa grossesse avec davantage de sérénité. De retour d'une de ses missions, elle en informa un Friedrich fourbu par un long voyage qui, bien que surpris, partagea avec elle la joie d'attendre un enfant. Celui-ci fut aux petits soins, exemplaire, s'assurant fréquemment qu'elle ne manquait de rien, attentions touchantes, mais qui avaient parfois le don d'irriter Elster. Celle-ci lui rappelait alors gentiment, mais fermement qu'elle n'était pas en sucre. La sollicitude de son époux qui prenait en charge toutes les contingences pratiques, lui permit cependant d'avoir tout le temps nécessaire pour se consacrer à l'écriture, et quelques mois plus tard, son premier recueil de poèmes, loin de ses premières baguenaudes, fut accepté à l'édition. Tous se réjouirent de cette excellente nouvelle, qui augurait d'un certain succès, et pour lui porter bonheur, son époux scandait parfois quelques-uns de ses vers afin qu'elle pût juger à l'oreille comment ils sonnaient dans la bouche d'une autre personne. Lorsqu'il en achevait la lecture, c'était toujours avec un grand sourire qu'il la complimentait et s'amusait de ses protestations gênées d'être l'objet de tant d'attention et de louanges.

MascaradeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant