Capitulum Vicesimum Primum

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Lorsque le prêtre eut prononcé les mots qui devaient marquer la fin de l'office, les fidèles autour de Friedrich se levèrent les uns après les autres, avant de se rassembler dans l'allée centrale et de se diriger à pas lents vers la sortie. Juste avant de passer le portail, la plupart se signèrent, le regard rivé sur l'autel et certains poussèrent même le zèle jusqu'à accompagner le geste d'une génuflexion. Le célébrant, après avoir salué, s'en retourna à sa sacristie, son habit long et ample ondulant à chacun de ses pas.

Sans bouger, Friedrich attendit aux côtés d'Elster que les rangs se clairsemassent assez pour se mouvoir, et se fraya un chemin jusqu'à la petite chapelle où il avait vu les chanteurs disparaître, suivi de près par la jeune femme. Bien que ne sachant pas vraiment s'il était permis de déranger ainsi les musiciens, il frappa tout de même quelques coups à la porte avant d'entrer.

Derrière se tenait le jeune castrat, sur le visage duquel flottait une ombre triste, balayée en un instant par son arrivée, et qui, surpris, riva son regard sur lui, attendant manifestement que le nouveau venu explicitât la raison de sa présence. Celui-ci semblait être de même taille, mais ses traits portaient encore la marque de l'enfance, ou plutôt la puberté telle qu'elle aurait dû être brillait par son absence. Sous son habit pourtant ample, le diplomate devina une poitrine presque féminine, ainsi que des cuisses plus épaisses que la moyenne. De plus, son col dissimulait à peine la pomme d'Adam qui jamais n'avait poussé.

Gêné, l'ambassadeur balbutia quelques mots, que sa voix mal assurée ne suffit pas à porter jusqu'aux oreilles du jeune chanteur. Ce dernier l'invita d'un sourcil levé à répéter ce qu'il venait de dire. Rougissant jusqu'aux oreilles, il prit une grande inspiration, se racla la gorge, avant de réitérer ses compliments : après un temps qui lui parut interminable, son interlocuteur lui adressa un sourire radieux, et s'avança pour lui serrer la main. « Cela fait bien longtemps que personne n'était venu me parler ainsi, je vous en remercie. Je m'appelle Jens Weißgerber, et vous-même ?

— Fried..., commença le jeune homme avant de se reprendre, euh Giovanni Carestini. Je suis enchanté de faire votre connaissance ».

Ces quelques mots, prononcés sans grande conviction, firent pourtant l'effet d'une bombe : le castrat qui lui faisait face recula d'un bond. Friedrich, l'espace d'un instant, crut avoir commis un impair, mais l'expression qu'il vit se dessiner sur son visage dissipa ses doutes.

« Vous voulez dire... le Giovanni Carestini, celui qui a chanté l'Incoronazione di Poppea devant Sa Majesté le Roi de France et qui, depuis, laisse dans l'ombre tous les artistes de sa génération ? ». La pointe d'amertume à laquelle on aurait pu s'attendre au vu de leurs situations respectives, profondément asymétriques, était totalement absente de la voix du jeune garçon lorsqu'il prononça ces quelques mots. En quelques instants à peine, la surprise avait laissé place à l'enthousiasme et à l'admiration, qui eurent tôt fait d'embarrasser le contre-ténor et de lui faire regretter d'avoir ouvert la bouche. Bien qu'il eût chanté d'innombrables fois les plus beaux et les plus difficiles des airs d'opéra, il se retrouvait fort dépourvu dès lors qu'il ne pouvait compter sur la protection dérisoire, mais néanmoins bienvenue de son masque. Celui qui le cachait aux yeux de tous, mais qui, paradoxalement, lui permettait d'être lui-même. Ainsi, le plaisir qu'il éprouvait à la flatterie ne suffisait pas à faire taire le malaise croissant en même temps que son teint virait au cramoisi : en cet instant, il maudissait sa vulnérabilité, et se fustigeait encore davantage, de s'être fourré dans une telle situation ; il aurait volontiers troqué sa place avec celle d'une souris, afin de pouvoir disparaître dans un trou.

Après un silence qui parut interminable, le jeune Allemand sembla se rendre compte de la gêne de son interlocuteur, et baissa la tête, désolé.

« Je vous prie de me pardonner, vous rencontrer enfin me comble de joie, vous êtes quand même un des seuls castrats de notre temps à avoir le privilège de se produire à l'opéra, et je ne m'étais pas rendu compte que mon attitude pouvait vous indisposer. Si je puis me permettre, après cette bévue, de vous demander une faveur... pourrais-je... oh, je ne sais... c'est-à-dire que... bien qu'aimant profondément les arts lyriques, leurs apports sont parfois impuissants à cohiber le fardeau de la solitude, à compenser entièrement la vie d'anachorète qui est la mienne, alors serait-il possible de chanter avec vous ?

— Je n'osais y penser, je l'avoue, répondit le jeune homme, aussi troublé que semblait l'être l'adolescent.

Bien que fort surprenante, la perspective de partager la scène avec un de ses cadets était terriblement excitante. Ainsi, après quelques instants à deviser de quel morceau ils pourraient tous deux connaître, leurs deux voix se firent bientôt entendre dans la petite chapelle. L'une était ronde, l'autre légèrement plus acide : elles se mêlaient et s'entremêlaient, formant un canevas aux multiples couleurs, s'enrichissant de leurs différences, volant et virevoltant en un ballet qui eût fait rougir le chœur des Anges. Le tempo, très rapide, laissait percevoir toute la rigueur et la maestria dont les deux hommes étaient capables : tous deux chantaient avec le naturel de leur langue maternelle dans une langue qui ne l'était pourtant pas, mais avec laquelle semblait s'esquisser une compréhension au-delà des mots. Elster reconnut cet air peu connu, mais dont les accents lui étaient si familiers. La jeune femme ferma les yeux, tendit la main aux notes qui, espiègles, l'appelaient à danser à leurs côtés, et ne put longtemps résister à leur invitation : sur le tapis sonore qui prenait forme dans son esprit, aux voix se joignirent les violons et le clavecin, ponctuant l'entraînante mélodie de leurs accords. 

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