Capitulum Vicesimum Sextum

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Le temps d'enfiler des vêtements chauds — et Dieu savait qu'ils en avaient besoin —, les trois jeunes gens, après avoir confié la demeure aux domestiques, prirent la direction du parc du château, magnifique grâce au génie créateur des Maîtres Jacques Boyceau, Jacques de Menours, et Charles Mollet, éminents jardiniers qui en dessinèrent l'orientation générale, distribuant le réseau des allées, imposant les proportions des bosquets, et dans lequel ils pourraient marcher sans croiser personne. En effet, les basses températures possédaient un pouvoir fort dissuasif qui les protégeait des rencontres importunes, et quiconque avait jamais arpenté les allées de ces jardins fût-ce une seule fois, savait à quel point il était désagréable d'être interrompu dans une promenade auprès de personnes chères à son cœur par d'autres qui s'arrogeaient le droit de troubler la tranquillité d'autrui en exhibant des détails ou plutôt des fables tirées de leur vie aussi futile qu'inintéressante, pour briller aux yeux d'illustres inconnus, ou mieux, pour entacher la réputation de ceux qu'ils n'appréciaient guère, dans le but de gagner en honneur l'équivalent d'opprobre qu'ils auront réussi à colporter par des rumeurs dont la méchanceté n'avait d'égal que leur manque de fondement.

Alors qu'Elster marchait aux côtés des deux autres en écoutant d'une oreille distraite leur conversation sur les inconvénients de la vie à la cour, celle-ci jeta son dévolu sur l'observation des jardins, dont elle tirait une grande sérénité. En effet, les arbres avaient revêtu leur habit d'hiver, et la couche blanche de givre sur les feuilles, presque adamantine, l'apaisait : elle aimait imaginer que les quelques fruits qui restaient, couverts de glace, étaient des gemmes prises dans un écrin à l'étincelante froideur. À ce moment, les mots qui parvenaient à ses oreilles perdirent de leur sens, cessèrent d'être discriminés, et devinrent un bruit de fond éloigné. Happée par sa contemplation, elle ne prêta pas attention à ses deux compagnons qui s'éloignaient, et ce n'est qu'en levant le regard, et en les voyant bifurquer à une intersection qu'elle se rendit compte qu'ils l'avaient distancée. Elle pressa le pas pour les rattraper et, alors qu'elle s'apprêtait à tourner derrière la haute haie qui marquait l'embranchement, la jeune femme fut arrêtée dans son élan par un homme de haute stature dont elle ne visualisa tout d'abord que les très larges épaules. Cheyant sur son séant, fort heureusement d'une hauteur insuffisamment élevée pour se faire mal, elle s'aperçut qu'il portait l'uniforme des gardes françaises. Sans un geste pour lui venir en aide, il la regarda avec un œil soupçonneux qu'elle ne comprit pas. Ainsi, après s'être redressée en maudissant en pensées le rustre, et avoir bafouillé quelques mots d'excuse, elle s'éloigna. Quelques instants plus tard, elle entendit dans son dos : « Eh, toi ! Je te reconnais ! ». Ne pouvant identifier l'origine et surtout le destinataire de l'apostrophe, elle poursuivit son chemin, mais lorsqu'elle entendit des bruits de pas se rapprocher, elle comprit que ces paroles avaient été proférées à son attention.

La jeune femme, choquée, se retourna brusquement et reconnut alors le sergent qui l'avait arrêtée quelques mois plus tôt. Une expression de surprise se peignit sur ses traits le temps d'une seconde, après quoi elle reprit contenance, répondant au militaire sur un ton qu'elle voulut assuré et digne : « Je vous demande pardon ? Vous devez faire erreur.

— Tu es la petite voleuse qui m'a raflé ma bourse l'autre jour. À cause de toi, j'ai été rétrogradé », asséna-t-il et avançant d'un pas, menaçant.

Elster n'eut pas le temps de se réjouir de la nouvelle, tant l'expression de son visage et son attitude lui hurlaient qu'il était déterminé à se venger de cette humiliation, l'ensemble de son impressionnante musculature bandée dans un seul but. Il la dominait de toute sa hauteur : on eût dit un animal sauvage prêt à sauter sur sa proie. Imprudente, elle n'avait pas ses armes sur elle, qui auraient été bien utiles pourtant pour se débarrasser d'un abruti à la force brute, aussi elle tenta de s'en sortir par la ruse : « Je vous prie de croire en ma compassion la plus sincère face à cette regrettable nouvelle, mais je ne suis pas la personne que vous décrivez.

— Tu te moques de moi, petite catin ? Je vais te passer l'envie de faire la maligne avec un soldat du roi, tonna-t-il en armant son bras.

— Et moi, je vais vous faire passer l'envie de lever la main sur mon épouse, explosa Friedrich en retenant la main du colosse.

Fort heureusement, le frère et la sœur, voyant qu'elle ne les avait pas suivis, avaient rebroussé chemin, et en voyant la scène, s'étaient précipités à son secours. Le colosse, déstabilisé, tenta de se défendre : « Mais enfin, c'est elle qui...

— Il n'y a pas de, mais, caporal. Elle a dit qu'il s'agissait d'une méprise, je l'ai très bien entendu et je sais que vous aussi. Je crois que vous n'avez pas bien saisi à qui vous vous adressez. Je suis le baron Frédéric d'Ansèle, Ambassadeur de Sa Majesté, et ce que vous vous apprêtiez à faire peut vous coûter bien plus que votre poste, déclara-t-il lentement en pointant sa gorge, avant de plonger à nouveau son regard dans le sien, afin de s'assurer que celui-ci avait bien compris, ai-je été assez clair ? ».

C'était la première fois qu'elles, Elster comme Theodora voyaient leur doux et adorable Friedrich dans un tel état de colère, à peine retenue : dans son regard émeraude, elles pouvaient voir se déverser un torrent de haine brute, qui, si elle n'était pas contenue, l'aurait probablement poussé à en venir aux mains, et à vouloir écraser l'autre par tous les moyens dont il disposait. À ce moment-là, le jeune homme n'était ni empathique ni diplomate, et seule comptait la volonté de protéger la femme qu'il aimait, et de châtier celui qui avait osé vouloir lui nuire. Et le garde, malgré toute l'étendue de sa bêtise, dut le comprendre, car il ne chercha pas à se défendre.

« Parfaitement clair, votre excellence, s'empressa de répondre le soudard qui, ne pouvant compter sur ses galons lesquels, pourtant, faisaient toute sa fierté, n'avait en cet instant d'autre choix que la soumission devant un pouvoir qui surpassait le sien. Je suis confus. Je vous prie de me pardonner, Monsieur le Baron, mes sens m'ont trompé, et pas une seule seconde je ne pourrais penser quoi que ce soit qui porte atteinte à votre intégrité physique et morale. Ce que je viens de faire est inexcusable.

— Il ne me semble pas que je sois la personne à qui vous devez des excuses, ajouta Friedrich, imperturbable, en désignant la jeune femme d'une manière suffisamment explicite pour qu'il saisît. Le signe de tête qu'il lui adressa dut pourtant l'être insuffisamment, car le militaire ne sembla pas comprendre tout de suite et continua à fixer le diplomate d'un air bête. Lorsqu'il sembla enfin appréhender le sens de ce qui lui était demandé, il réitéra ses excuses, cette fois-ci adressées à Elster, et en fit également à Theodora, dans le doute. Quelques gouttes de sueur perlèrent à son front, et ne sachant plus à qui s'adresser, tout en fuyant leur regard, il resta suspendu aux lèvres du jeune noble, attendant la sentence.

— Comment vous appelez-vous ? finit par demander Friedrich.

— Pardon, Messire ?

— Quel est votre nom ? Je pense que ma question est suffisamment claire, pourtant.

— Oui Messire, parfaitement claire. Mon nom est Victor Martial, caporal au sein des gardes françaises, récita-t-il.

— Très bien. Alors, une dernière chose : ne vous avisez plus d'accuser qui que ce soit sans preuve, ou vous entendrez à nouveau parler de moi.»

Le militaire, trop heureux de s'en tirer à si bon compte, détala sans demander son reste, en se retournant toutefois à la jonction suivante pour s'assurer qu'ils ne le suivaient pas. Une fois celui-ci parti, le jeune homme se précipita vers sa bien-aimée, et l'enveloppa tendrement de ses bras, lui frottant doucement le dos et lui murmura des mots d'apaisement. Celle-ci, tremblant de tous ses membres, enfouit son visage dans son cou. Lorsque les frissons se furent calmés, il murmura : « Rentrons ». 

MascaradeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant