Décembre 1650
Alors que les rayons de l'astre solaire à son apogée se frayaient un chemin à travers les rideaux, Friedrich, la mort dans l'âme, achevait les derniers préparatifs de son départ jusqu'au Saint Empire. La veille, Maître Bernardin lui avait donné son ordre de mission : il devait se rendre, non plus à Regensburg auprès des dirigeants de la Diète, mais directement à Vienne afin d'y rencontrer l'Empereur. Au moment de déposer une chemise au-dessus des autres vêtements, il s'interrompit en plein mouvement : en tentant de retenir ses larmes, il serra contre son cœur la missive laissée par Estelle. Celle-ci ne lui ayant pas donné de nouvelles depuis, il ne savait que penser à son propos. Ce qu'il avait cru vivre avec cette douce damoiselle n'était-il finalement qu'une séduisante chimère ? L'élan d'amour qu'il ressentait trouvait-il sa résonance dans le cœur de la jeune femme ? Ils n'avaient pas seulement dansé ensemble, ils avaient aussi échangé caresses et baisers, et en touchant ses lèvres, il avait parfois l'impression de sentir encore leur suave chaleur. Refermant d'un geste rageur l'unique malle qui constituait son modeste bagage, il reprit contenance et sortit de la pièce avant de se rendre à l'extérieur.
Après avoir regardé en arrière comme dans l'espoir de la voir miraculeusement apparaître, il monta dans le carrosse apprêté pour l'occasion. Puis, une fois qu'il fut assis sur le banc qui, malgré son rembourrage, ne parvenait pas à lui faire oublier le bois dur dans lequel il était taillé, le véhicule se mit en branle. À présent que personne ne pourrait l'entendre, il s'autorisa un profond soupir, et tirant un ouvrage de sa besace, se plongea dans la lecture de ce dernier.
Quelques chapitres plus tard, désespéré à l'idée de passer dix jours dans une boîte à laisser son postérieur subir mille outrages à cause des cahots du chemin, il n'y tint plus et ordonna au cocher de s'arrêter. Celui-ci, surpris, se pencha depuis son siège et n'eut pas le temps de descendre, que le jeune homme avait déjà ouvert la porte et sautait du marchepied puis mettait pied à terre avant de lui demander : « Comment vous appelez-vous, mon brave ?
— Jean, Monseigneur.
— Eh bien, Jean, me feriez-vous le plaisir de me seller ce cheval, là, s'enquit-il en désignant un des chevaux de l'attelage.
— Mais... il ne sied pas à votre..., tenta-t-il de protester, ce qui loin de dissuader le jeune homme, ne fit que l'encourager davantage.
— Écoutez, je suis touché de l'investissement dont vous faites preuve pour défendre l'honneur de ma famille, mais je ne peux tout de même pas rester dix jours dans cette boîte ! Ne vous inquiétez pas, je ferai bien attention à moi. Oui, tout à fait, j'endosse l'entière responsabilité de mes actes. Mon père sera bien évidemment mécontent, mais je veillerai à ce qu'il ne vous arrive rien. De toute manière, vous avez l'honneur de veiller sur mes affaires, dit-il en désignant la malle à l'arrière. Je compte sur vous ! ».
Devant une telle détermination, le pauvre garçon n'osait protester, d'autant plus qu'il était affairé à seller au plus vite le cheval de son maître. Une fois ceci-fait, c'est avec un œil inquiet qu'il le regarda enfourcher sa monture et s'éloigner au petit trot, non sans lui avoir glissé juste avant avec un clin d'œil complice : « Et... si vous ne voulez vraiment pas que ça se sache, ne dites rien ».
Goûtant à cette liberté retrouvée, il s'engagea sur un petit chemin qui serpentait entre les arbres. Il avait promis de ne pas s'écarter de la piste, mais il n'avait, de toute manière, pas l'intention de s'égarer. Cependant, il pouvait profiter de l'avance confortable que lui apportait ce trajet en solitaire pour explorer un peu la région. C'était son premier grand périple : il ne s'était pas souvent éloigné de la capitale et de la demeure familiale, sinon à l'occasion d'interminables trajets en carrosse pour rendre visite à sa famille restée en Allemagne. Il ne l'aimait pas vraiment et il savait que c'était réciproque : tous les moyens étaient bons pour se défiler lorsqu'un voyage était prévu, redoublant d'ingéniosité pour inventer une nouvelle excuse à chaque fois. Avec les années, son père, lassé, le laissait faire comme bon lui semblait. Alors, il avait goûté à ses premières heures de liberté, avec des domestiques qui, une fois leurs maîtres partis, perdaient leur austérité habituelle et le laissaient faire tout ce qu'il voulait. C'est ainsi qu'il avait découvert le théâtre et le chant : les artistes avaient été surpris les premières fois en l'apercevant, mais l'avaient finalement bien vite adopté, jusqu'à le surnommer « Petit Fritz ». Il appréciait leur bonne humeur, leur joie de vivre, leur simplicité. Là-bas, son rang n'importait pas, peu importait qu'il fût noble, et eux de la roture, ils le traitaient comme un égal, attendant qu'il fît de même. Puis, il avait grandi et vite été rattrapé par les responsabilités qu'il avait cru pouvoir fuir : ses parents, et surtout son père Konrad von Amsel, désapprouvaient son attitude et lui imposèrent les précepteurs les plus éminents et les plus stricts afin de le replacer dans le droit chemin. Renonçant à lui faire suivre la voie des armes, ils l'avaient destiné à être diplomate.
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Mascarade
Historical FictionDans le cadre fastueux du Théâtre Royal de Versailles, un jeune aristocrate tente, loin - et pourtant si près - de la cour et de ses intrigues, de s'évader de sa condition à travers les arts lyriques sous couvert d'une fausse identité. En effet, son...