Le dernier accord résonna dans la chapelle, en écho, comme si les pierres centenaires cherchaient à reprendre le chant dont elles étaient à présent imprégnées. À la vue des deux jeunes hommes qui se regardaient, heureux de ce moment partagé, Elster, assise au premier rang, les applaudit avec un sourire radieux. Lorsque huit coups sonnèrent, l'ambassadeur sursauta comme un Diable en boîte et un coup d'œil à sa compagne lui confirma ce qu'il savait pourtant : il aurait dû, depuis quinze minutes déjà être à l'entrevue avec l'empereur. Prenant rapidement congé du jeune chanteur qui resta planté comme un piquet au milieu de l'église, il se précipita au-dehors.
Prenant à peine le temps de rajuster sa tenue, il tâcha tant qu'il put de trouver son chemin à travers les dédales de couloirs, jusqu'à la grande porte devant laquelle l'attendait un Herr Schneider manifestement agacé, à en juger par la manière dont il faisait rouler l'extrémité de ses moustaches entre ses doigts. En les apercevant, il ne put totalement retenir l'impatience qui teinta le ton de sa voix, et après avoir ouvert les portes qui les séparaient de l'empereur, c'est un peu sèchement qu'il les annonça à son suzerain : « Ferdinand le Troisième, par la Grâce de Dieu Empereur élu du Saint Empire Romain Germanique, Auguste éternel, Roi d'Allemagne, Roi de Hongrie, de Bohème, de Dalmatie, de Croatie, de Slavonie, de Rama, de Serbie, de Galicie, de Lodomérie, de Coumanie et de Bulgarie, Archiduc d'Autriche, Duc de Bourgogne, du Brabant, de Styrie, de Carinthie, de Carniole, Margrave de Moravie, Duc du Luxembourg, de Haute et Basse Silésie, du Wurtemberg et de Teck, Prince de Souabe, Comte de Habsbourg, du Tyrol, de Kybourg et de Goritz, Marquis du Saint Empire Romain Germanique, de Burgau, de la Haute et de la Basse Lusace, Seigneur du Marquisat de Slavonie, de Pordenone, et de Salines,... récita-t-il d'une traite, faisant ainsi preuve d'un souffle hors du commun, que le jeune chanteur lui envia. Votre Majesté Impériale, son Excellence Friedrich von Amsel, Ambassadeur de Sa Majesté Louis le Quatorzième, par la grâce de Dieu Roi de France et de Navarre, et Elster von Straussberg, son épouse ».
Le monarque, un homme entre deux âges, les attendait, debout au milieu de la pièce somptueusement décorée. Malgré une vêture qui alliait une étonnante sobriété pour une personne de son rang et l'élégance qui lui était due, il se dégageait de lui une aura d'autorité, renforcée par son port incroyablement droit. Tout de noir vêtu, des hauts-de-chausses jusqu'au pourpoint, le col d'un bleu profond apparaissait sous une collerette aux bords en dentelle garnie de motifs floraux, présente également au bout de ses manches en cuir marron aux harmonieux entrelacs dorés. Des cheveux bruns remarquablement bien coiffés et cascadant sur ses épaules encadraient un visage au nez aquilin, au regard fier et perçant. Ses sourcils, très clairs, étaient presque imperceptibles. Ses mains, d'une extrême blancheur, contrastaient fortement avec le sombre de son habit. L'une d'elles reposait sur la garde ouvragée et couverte de feuilles d'or qui pendait à son côté gauche. Bien que splendide, l'épée n'avait rien d'une arme d'apparat et quiconque se targuait de résider entre l'Ostsee et l'Adriatique savait que les talents de duelliste de l'empereur n'étaient plus à prouver.
Les yeux rivés sur le souverain, les deux jeunes gens attendirent que ce dernier daignât leur adresser la parole ainsi que l'étiquette l'exigeait. Il eût été, en effet, fort discourtois d'être le premier à rompre le silence en sa présence, et le jeune ambassadeur ne voulait pas risquer un incident diplomatique. Ainsi, il prit son mal en patience, tâchant de ne pas penser aux murmures que l'on pouvait parfois ouïr au détour d'un couloir du château sur les pauvres émissaires qui, le dos endolori et pour une raison inconnue, avaient dû patienter immobiles pendant des heures. À leur grand soulagement, leur attente fut de courte durée. Comme au ralenti, le Kaiser pivota vers eux : les muscles en tension, ils s'apprêtèrent à avancer. Cependant, leur mouvement, à peine esquissé, fut immédiatement arrêté par un geste calme, mais éloquent de leur hôte qui, en quelques pas des plus feutrés, combla la distance qui les séparait. Il les jaugea du regard pendant d'interminables secondes au cours desquelles seuls les crépitements du feu dans la cheminée répondaient à leurs battements de cœur, puis ouvrit sa bouche bordée de carmin, donnant vie à son bouc et à ses moustaches impeccablement taillées. À la voix chaude et profonde qui franchit ses lèvres, loin de l'austérité et de la froideur qu'il avait imaginées, Friedrich reconnut qu'en plus de son don pour la composition — il avait eu, il y a quelques années, l'occasion de chanter quelques-uns de ses morceaux —, sa réputation d'excellent chanteur n'était pas usurpée.
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Mascarade
Historical FictionDans le cadre fastueux du Théâtre Royal de Versailles, un jeune aristocrate tente, loin - et pourtant si près - de la cour et de ses intrigues, de s'évader de sa condition à travers les arts lyriques sous couvert d'une fausse identité. En effet, son...