Capitulum Tricesimum Sextum

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Juillet 1651

Sur le chemin du retour, les deux jeunes époux marquèrent une halte à la cabane dans les bois pour se décharger de toute la tension accumulée les jours précédents et clôturer leur voyage de noces sur une note positive. Ils passèrent quelques jours dans leur petite bulle d'amour, heureux de s'être unis devant les personnes qu'ils aimaient. Pourtant, face à l'impossibilité de demeurer éternellement dans un cocon, aussi douillet fût-il, Friedrich et Elster durent considérer la perspective de sortir voir le monde réel, qui les attendait.

C'est par un matin radieux qu'ils revinrent à la demeure familiale, accueillis chaleureusement par tous ses occupants. Cependant, comme il était prévisible — à tel point que le parieur le plus persuasif n'eût trouvé d'adversaire, même à cent contre un —, les parents de Friedrich témoignèrent dans les semaines voire les mois qui suivirent aussi peu de bienveillance à leur égard qu'il était humainement possible de le faire, contrairement à Theodora et au Père Maxence, inébranlables piliers et soutiens de la première heure.

Le jeune diplomate s'était heurté à moult difficultés avant de s'imposer à la cour, devant chaque instant fournir le double d'efforts pour simplement prouver qu'il y méritait sa place au même titre que tous les autres. Pourtant, malgré un début de carrière prometteur, pour ne pas dire exemplaire, il était encore loin de faire l'unanimité, et d'aucuns persistaient à mettre en doute sa valeur en tant qu'ambassadeur, et même en tant que personne. Il devait l'avouer, ce manque d'ouverture d'esprit et de bonne volonté n'était rien pour l'encourager à faire un pas vers ce beau monde, pourtant nécessaire, mais davantage encore, il craignait la réaction de la cour face à sa toute nouvelle épouse. Celle-ci, pour ne rien arranger, n'avait pas la moindre intention de se plier à des injonctions futiles et stupides telles que se raser la tête et enfiler des perruques aussi poudrées et malodorantes que celles qu'elle avait eu l'occasion d'apercevoir — et de sentir — lors de leur mariage. Elle n'aimait ni les corsets, ni la crinoline, selon elle une espèce d'outil de torture qui, non seulement la limitait dans ses mouvements, mais également l'empêchait de respirer. Si elle voulait bien être belle, ou du moins, présentable, elle refusait de renoncer à son confort ni de s'empêcher d'assouvir ses besoins vitaux, et par surcroît pour une raison aussi stupide que celle de se soumettre à la mode. Le jeune homme, bien que peu rassuré par l'accueil qui leur serait réservé en raison de son caractère impétueux, apportait un soutien inconditionnel à son épouse dans sa démarche, prêt à faire front contre les quolibets et les bruits de couloirs.

L'opportunité de s'y confronter arriva plus rapidement que prévu. En effet, quelques semaines plus tard, une fête fut organisée à l'occasion de la toute première course de chevaux au Bois de Boulogne : bien que peu féru d'équitation, il savait qu'Elster en raffolait, et c'était également l'occasion de faire les présentations. Toute la cour s'était précipitée pour assister à l'événement, vêtue de tenues toutes plus affriolantes les unes que les autres. Des parures colorées qui dissimulaient autant de grisons, comble de l'ironie sachant qu'ils étaient venus assister à une course hippique ! S'il fallait reconnaître une variation non négligeable en termes de teintes ainsi que de fragrances, ce cirque d'exhibitions donnait aux deux époux une impression détestable de mêmeté repoussante. Cependant, dans une optique d'intégration, le faire remarquer était assurément le meilleur moyen de provoquer les effets inverses à ceux escomptés, et c'est avec beaucoup de difficultés qu'ils maintinrent leur bouche close.

Ils furent surpris et heureux de retrouver dans l'assemblée la Duchesse du Barry, celle qui, la première, était venue le féliciter le jour de sa nomination. Lorsque leurs regards se croisèrent, la vieille femme s'avança vers eux avec toujours autant de dignité. Son air sévère était celui qu'elle avait appris à porter face aux intrigues de la noblesse, et elle devait, en tant que duchesse, conserver sa place et sa position, là où il était si difficile pour une femme de s'élever. Lorsqu'elle parvint à leur hauteur, un sourire sincère s'esquissa sur son visage ridé, dont ils purent juger la spontanéité au plissement de ses yeux en même que le mouvement du coin de ses lèvres. Elle s'avança tout d'abord vers Friedrich, le salua, et demanda de ses nouvelles, avant de saluer à son tour Elster et de s'enquérir de son identité. Le fait qu'elle s'adressa à elle directement fut fort appréciable. Celle-ci, au comble de la surprise, répondit poliment : « Je m'appelle Elster von Straussberg, depuis peu baronne d'Ansèle ».

Elle marqua une pause, avant de reprendre d'une voix un peu plus hésitante : « Je vous prie de me pardonner, mais contrairement à mon époux, je n'ai pas l'heur de vous connaître...

— Ne vous inquiétez pas. Je suis Jeanne de Vauvernier, Duchesse du Barry, j'assistai il y a quelques mois de cela à sa nomination au service diplomatique, position ô combien enviée ! J'eus, par la suite, vent de ses nombreux exploits et je sais que c'est un honnête homme, alors s'il vous a choisie, bien que ne vous ayant jamais rencontrée, je ne peux que vous tenir en haute estime.

— Votre Grâce, vous êtes trop bonne ! Je ne sais que répondre à de tels compliments ». Quoiqu'inhabituelle dans la bouche de la jeune femme, la déclaration n'en était pas moins empreinte de vérité et de reconnaissance. En voyant son aînée souffler du nez et balayer toute objection à venir d'un geste agacé de la main, la jeune femme craignit de l'avoir froissée.

« Il n'est nul besoin d'user de tels discours en ma présence, Votre Excellence, répondit-elle en accentuant l'usage du titre, ce n'est point en enrobant vos mots de révérence et d'obséquiosité qu'ils en deviennent magiquement justes. Je suis sûre que vous êtes une personne intelligente, et vous comprenez sans peine que ce monde n'a que l'apparence, que le vernis de la bonne entente. Vous vous ferez dévorer toute crue, en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, si vous ne cultivez pas ce jeu d'actrice, ce masque de fausseté que vous présentez à la face du monde, surtout pour vous qui êtes une femme vivant dans un monde d'hommes — Oh, dissimulez donc cette tête étonnée que je ne saurais voir, bien sûr que le monde est dirigé par les hommes, mais personne n'en parle parce que personne n'est là pour écouter. Même en tant que duchesse, je ne peux que voir la différence de traitement entre mon mari et moi-même —, mais il n'est nul besoin de le porter avec moi. Sachez que, si vous demeurez honnête et loyale, vous trouverez le temps de nos conversations, un endroit dans lequel il n'est pas nécessaire de faire semblant.»

Agréablement surpris par les propos francs et directs de la duchesse, ils furent flattés qu'elle leur parlât ainsi, prenant le temps — et le risque ! — de leur parler comme il convenait de le faire, comme à des êtres humains. Ils lui sourirent en retour, avec la même sincérité, et eurent plaisir à converser avec elle. Sans qu'il fût besoin de mots, une connivence s'installa : les deux jeunes gens purent lire en filigrane dans son attitude et dans son regard une forme de soulagement face à la perspective ô combien périlleuse, mais salvatrice, fût-ce l'espace de quelques instants, de s'ouvrir ainsi.

MascaradeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant