Les jours et les nuits se succédèrent, interminables, avant que le chanteur ne rentrât à la maison. Aucun mauvais traitement ne fut infligé aux deux amoureuses, mais la demeure devint étonnamment froide, ce qui n'était pas uniquement imputable à la température de la saison. Magdelaine avait dû rentrer chez elle, et Apolline se sentait excessivement seule : elle ne jouait plus ni violon, ni clavecin, et c'est à peine si elle prenait le temps de dessiner, elle qui avait plaisir à croquer tout ce qui lui passait à portée de regard. Elle commença à s'alimenter moins également, et même les serviteurs commencèrent à se demander ce qui pouvait bien arriver à la jeune maîtresse. Dès le lendemain, Friedrich et Elster s'enfermèrent dans la bibliothèque. Les premiers échanges furent houleux, si bien qu'on pouvait entendre des éclats de voix à travers la cloison. Les époux se livraient une joute verbale sans merci, et aucun ne semblait vouloir céder le moindre pouce de terrain à son adversaire. Les domestiques, curieux, mais soucieux de respecter l'intimité de leurs maîtres, restèrent à l'écart. Certains parmi ceux qui la connaissaient le mieux tentèrent de réconforter leur jeune maîtresseet de la distraire de la querelle qui se déroulait à l'étage. C'est à ce moment que le Père Maxence prit l'initiative de rejoindre les époux. Soudain, plus rien, le silence se fit dans le couloir. Aucun son ne semblait en sortir, le silence était complet, presque inquiétant. Rien qui semblait présager quoi que ce fût. Les heures passèrent, interminables, et l'astre du jour lentement se coucha derrière l'horizon. Lorsque le comte et la comtesse, suivis par l'ecclésiastique, en ressortirent enfin, tous avaient les traits tirés, et malgré les efforts pour le dissimuler, les yeux rougis de la comtesse attestaient qu'elle venait de pleurer. Personne ne dit mot, observant un silence religieux et gêné, et la soirée se poursuivit comme elle avait commencé. Les gestes étaient mécaniques, comme si chacun essayait de faire croire que tout était normal, s'il ne s'agissait pas de s'en persuader soi-même.
Le lendemain, ils firent mander Magdelaine, qui suivit père, mère, et fille dans le bureau du diplomate. Bien qu'elle eût parfois eu l'occasion d'y entrer en d'autres circonstances, la situation présente rendait le lieu particulièrement froid, austère, et anxiogène. Et la lumière grise, presque sombre, qui pénétrait par la fenêtre n'était en rien pour l'en détromper. Aussi, elle se tint droite comme un piquet, s'asseyant avec un luxe de précautions, et regardant devant elle, comme se persuadant que la tapisserie était magnifique, tout était bon pour ne pas croiser le regard du père d'Apolline. À la surprise des deux demoiselles, la porte s'ouvrit à nouveau pour laisser passer le Père Maxence, vêtu de son habituelle soutane noire. Lui qui à l'accoutumée était si joyeux, entra dans la pièce avec un air grave, les salua à peine d'un signe de tête, avant de refermer la porte. Les filles, passant leur regard d'une personne à l'autre, déglutirent en voyant l'homme d'Église. Un long silence suivit son arrivée. Personne n'osait parler, et surtout pas les deux principales intéressées, qui craignaient à tout moment d'être chassées de la maison, ou pire. Les scenarii se bousculaient dans leur tête, et elles gardaient les mains crispées sur les bras du fauteuil. Elles se voyaient déjà dans une cage de fer, en robe déchirée et rougie de sang, collé à la peau meurtrie et purulente de leur dos, après avoir subi les pires outrages, être traînées vers un funeste destin au rythme des cahots de la route. En passant sur le pont qui surplombait la Seine, elles étaient tentées d'y plonger : au moins, les eaux leur apporteraient une mort plus clémente, mais impuissantes, elles n'avaient même plus l'énergie du désespoir, celle qui les pousserait à ne serait-ce que secouer les barreaux pour tenter de s'évader. La Cathédrale Notre-Dame, impassible à leur passage, les dominait de toute sa hauteur : les Saints les regardaient tous de leurs yeux froids et vides, tandis que les démons des Enfers sur la façade semblaient les inviter à les rejoindre, et leur donner un aperçu de ce qu'elles auraient à subir quelques instants plus tard. La Place de Grève, noire de monde venu de tous les villages alentour pour assister à la mort des hérétiques, accueillait en son centre une énorme pile de bois, au centre duquel s'élevaient deux poteaux destinés à les y enchaîner. La porte s'ouvrait dans un fracas métallique, et elles étaient emmenées sans ménagement par des soldats, au milieu d'une foule dont elles recevaient huées et immondices, comme une humiliation de plus avant la mort. En levant les yeux, elle apercevait le sergent dont sa mère lui avait parlé, elle ne connaissait pas son visage, mais elle le savait, c'était lui, fier d'avoir enfin pu se venger d'Elster. Le cruel carnicier la regardait dans les yeux au moment de mettre le feu à la paille et aux brindilles entassées dans les couches inférieures de l'amoncellement de bois. Une fois juchée sur l'ensemble, elle balayait la foule d'un regard circulaire, et aperçut sa mère, au comble du désespoir, s'élancer vers elle, mais retenue par son père qui, résigné, hochait la tête négativement afin de l'empêcher de subir le même sort que leur fille. Alors que les flammes léchaient son corps, alors même que la douleur était insoutenable, une dernière fois, l'azur rejoignit l'océan, et elle forma sur ses lèvres quelques derniers mots tendres à l'attention de celle qui avait été son unique amour. Sans aucun regret, sinon de n'avoir osé se déclarer plus tôt, ses dernières pensées étaienttoutes dédiées à celle qu'elle aimait, priant pour qu'elles pussent continuer à s'aimer dans l'au-delà. Une dernière larme naquit, qui n'ayant pas le temps de rouler sur sa joue, fut avalée par les flammes. Comme un fantôme, elle commença à quitter son enveloppe charnelle pour s'élever : elle se vit elle-même rongée et dévorée par le feu, puis se vit assise dans ce bureau.
Là, elle fut brutalement tirée de sa vision, et jeta un regard paniqué à son père. Celui-ci ne semblait pas s'être rendu compte de son absence. Lorsqu'enfin, le front barré, il s'anima, et après avoir regardé longuement chacune des deux filles, il se leva et déclara : « Apolline, Magdeleine, Elster et moi avons longuement parlé de ce qu'il s'était passé. Je n'étais pas là au moment des faits, ou du moins pas tout le temps, aussi c'est principalement à travers son récit que j'ai eu vent de la situation. Je ne vous cache pas que les échanges furent houleux, et il ne fut pas aisé de savoir quoi faire, ce qui n'est guère surprenant au regard du caractère exceptionnel de la chose. C'est la première fois que je suis confronté à cela, et sur les conseils d'Elster, j'ai pris la liberté d'en informer le Père Maxence. Fort heureusement, sa grande sagesse a permis d'apporter un certain éclairage à notre réflexion. Si je veux être tout à fait honnête, je ne sais pas du tout pourquoi vous avez fait cela, et je ne souhaite pas vous condamner. Apolline, ta mère fut la première à ouvrir les yeux, et je suis resté longtemps sur un chemin inconnu et angustié, ne sachant pas quel embranchement prendre. J'ai été éduqué avec l'idée que deux femmes qui s'aimaient comme vous le faites était un péché, et que les personnes comme vous allaient en Enfer. Et c'est ce que j'ai longtemps cru. Cependant, le Père Maxence a passé de longues heures à me parler, et à m'interroger sur la raison de mon courroux : pourquoi étais-je en colère ? J'ai compris que ce n'était pas à cause de vous, mais parce que j'avais du mal à renoncer à des valeurs qu'on m'avait apprises depuis mon plus jeune âge, et que finalement, il est plus aisé de suivre le mouvement. Je me distingue de mes contemporains par mon ouverture d'esprit, et vous le savez probablement notamment par mon combat pour les personnes sourdes-muettes. Je me suis demandé pourquoi les autres les considéraient comme indigents, comme différents, voire inaptes à recevoir la grâce de Dieu. Et je me suis rendu compte que c'était parce que j'avais grandi avec une fille sourde-muette, et que j'ai appris à la connaître. Mais pour votre cas, il est difficile d'en parler parce que c'est la première fois que je suis confronté à cela. Alors, le Père Maxence, après m'avoir expliqué que dans la Bible, l'homosexualité n'est pas considérée comme un péché, m'a posé une seule et unique question, la même qu'il a posée à Elster : "Est-ce que j'aime moins ma fille à neuf heures et quart qu'à onze heures avant que je ne passe le pas de la porte ?" Et la réponse est non. Si un homme d'Église familier des Saintes Écritures arrive à comprendre que, peu importe qu'on soit un homme ou une femme, la seule chose qui compte est l'amour, j'en suis aussi capable. Je t'ai vue malheureuse, enfin, je vous ai vues malheureuses, à cause de moi, et je vous en demande pardon. Alors, évidemment qu'il sera délicat de vous soutenir publiquement, mais au moins entre les murs de cette maison, je vous promets que je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour que vous puissiez vous aimer. Faites cependant en sorte que ça ne se voie pas trop quand même, je ne voudrais pas risquer que tous nos serviteurs aient une syncope », acheva-t-il avec un clin d'œil.
À partir de ce jour-là, et bien que ce fût loin d'être parfait, les deux jeunes femmes purent, à défaut de vivre leur amour au grand jour, avoir un petit havre de paix au sein des murs de la maison. Une cérémonie fut même organisée en petit comité, pour célébrer leur union. Le Père Maxence, comblé de les voir si heureuses, espéra que le Seigneur consentirait à cette entorse à la tradition, lorsqu'il s'avança, un sourire radieux pour bénir l'union de ces deux âmes qui, personne n'aurait pu le nier, s'aimaient profondément.
Un jour, alors qu'elles évoquaient des réminiscences communes, Magdelaine lui murmura, le regard plein d'étoiles : « Est-ce que tu te rappelles ?
— Non...
Au moment où le désappointement allait envahir ses traits, son aimée poursuivit : « Non, je me souviens. L'émotion est importante, car elle distingue le rappel du souvenir ».
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Mascarade
Historical FictionDans le cadre fastueux du Théâtre Royal de Versailles, un jeune aristocrate tente, loin - et pourtant si près - de la cour et de ses intrigues, de s'évader de sa condition à travers les arts lyriques sous couvert d'une fausse identité. En effet, son...