Capitulum Primum

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Octobre 1650

Sous le soleil déclinant d'octobre, la Fête des Vendanges battait son plein : en dehors du marché le jeudi et des quatre foires que le seigneur local, par décret royal exprès, avait la licence d'organiser, la vie dans le bourg qui comptait un petit millier d'âmes était peu animée, pour ne pas dire monotone. Pourtant, ce jour-là, la grand'place grouillait de petites gens qui, venus des villages alentour, se pressaient devant l'assemblage précaire de planches et de tréteaux installés pour l'occasion. Devant l'affluence inhabituelle qui ne semblait pas vouloir décroître, toutes les échoppes étaient bondées, si bien que les tables disposées à l'extérieur dans une tentative vaine de pallier le manque d'espace étaient immédiatement prises d'assaut par des clients assoiffés et avides de goûter au vin nouveau. Non loin de là, quelques musiciens, munis d'une mandole, d'une flûte, d'un tambour de basque et d'un violon très mal accordé, faisaient de leur mieux pour faire danser, de leurs notes enjouées mais à la justesse approximative, les quelques couples venus les écouter.

Des odeurs de viandes fumées flottaient dans l'air, des gâteaux garnis de miel et de fruits confits s'empilaient sur les étals, le vin coulait à flots d'énormes tonneaux disposés çà et là, remplissant les gobelets qui seraient vidés en moins de temps qu'il n'en fallait pour les remplir. Submergés par la demande, les vendeurs ambulants et autres charlatans n'avaient même plus besoin de donner de la voix pour attirer le chaland. 

Devant le présentoir d'un forgeron solidement bâti, couvert de poussière, et les cheveux en bataille sur un crâne qui commençait à se dégarnir, un jeune soldat en uniforme s'approcha et laissa son regard vagabonder sur les armes disposées devant lui. Il jeta son dévolu sur un poignard à l'allure simple mais robuste : en le saisissant délicatement par le manche, il posa le doigt sur le fil pour en tester l'affûtage. Un sourire satisfait se peignait sur ses lèvres à mesure qu'il poursuivait son examen. En véritable connaisseur, constatant son excellente facture et un équilibre parfait, il hocha la tête d'un air approbateur, geste que ne manqua pas de remarquer l'artisan, lequel s'empressa d'ajouter d'une voix mielleuse : « Messire, saviez-vous que ce poignard fut fabriqué selon une technique ancestrale venue d'Extrême-Orient puis transmise de père en fils ? » Il gonfla la poitrine avec fierté et poursuivit sur un ton professoral : « Le fait de battre une première fois l'acier puis de le battre à nouveau après refroidissement confère à la lame une solidité à toute épreuve.

— Oui, oui... », répondit l'homme en balayant ses remarques d'un geste dédaigneux. En portant la main à sa ceinture à la recherche de sa bourse, ses doigts ne rencontrèrent que le vide : il baissa les yeux, et vit que les fils de cuir qui habituellement la retenaient avaient été sectionnés.


Comme par réflexe, il fit volte-face et aperçut dans la foule une silhouette encapuchonnée qui s'éloignait à pas lents. Celle-ci, profitant de l'inattention du marchand et de l'agitation ambiante, tendit la main pour attraper une pomme, puis recommença un peu plus loin avec un gâteau qu'elle dissimula dans les replis de son habit avant de disparaître dans la masse. Sans un mot, il laissa le pauvre forgeron planté comme un piquet, puis replaçant la cape sur son épaule, tenta de se frayer un chemin au milieu de la cohue dans la direction supposée du voleur. À la douleur qu'il ressentait dans sa paume, il se rendit compte qu'il avait oublié de reposer le poignard : hésitant quelques secondes sur la conduite à suivre, et pestant à l'idée de perdre la trace du malandrin, il rebroussa chemin puis avec un hochement de tête désolé, alla rendre son objet à l'artisan.


Renonçant définitivement à attraper le chapardeur, il fouilla dans ses poches pour en tirer les quelques pièces qui en garnissaient le fond : après un rapide calcul, il vit qu'il avait au moins de quoi se payer quelques gobelets pour étancher sa soif et oublier sa mésaventure en écoutant les airs — faux — de l'orchestre. Assis sur une tonnelle et d'une voix devenue pâteuse, alors qu'il commandait un autre gobelet de vin, il se surprit à trouver la mélodie de moins en moins dissonante et la serveuse de plus en plus jolie. Lorsqu'elle repassa à son niveau avec sa commande, il attrapa la jeune femme par le bras ; celle-ci se débattit, mais la poigne du soldat l'empêcha de se dégager. Avec un rire gras, il la prit par la taille, l'attira davantage à lui et se pencha vers elle. Son haleine fétide manqua de la faire défaillir :

«  Dis-moi, ma jolie, tu ne voudrais pas venir avec moi  ?

— Pardonnez-moi, Messire, mais je travaille et il faut que je retourne servir les autres clients, répondit-elle, gênée.

— Allez, tu es bien trop jolie pour bosser ici : tu t'épuises toute la journée et puis... tu serais mieux avec nous, on prendrait soin de toi !  » Il accompagna ses paroles d'un regard sur ses courbes, que l'on devinait malgré ses vêtements pourtant amples, et un sourire vicieux se dessina sur ses lèvres.

«  Aïe, vous me faites mal  ! s'exclama-t-elle, alors qu'il resserrait sa prise sur son bras. Lâchez-moi  !  »

L'homme, habitué à être obéi, reprit sur un ton menaçant : « Je suis soldat du Roi ! Qui crois-tu être pour refuser ma proposition ? Espèce de petite catin, tu vas voir...  »


Soudain, il s'interrompit lorsqu'il sentit un choc sur sa tempe : la tenancière de l'échoppe avait abattu sur son crâne une cruche pleine d'eau qui, se brisant sous le coup, répandait son contenu sur son visage et son uniforme. D'un geste rageur, il se frotta la tempe, et relâcha la jeune serveuse, qui s'empressa de se réfugier derrière son employeuse. Celle-ci, une femme entre deux âges et habituée aux clients difficiles, se tenait, les poings sur les hanches, et soutenait fièrement le regard noir du soldat.

« Soldat d'mon chu ouais ! T'vas voir c'qui va t'arriver s'tu r'touches à la tchote Margaux ! », vociféra-t-elle, furieuse. En laissant choir l'anse qu'elle avait toujours en main, elle accompagna ses menaces d'un mouvement sans équivoque de la casserole qu'elle brandissait de la main gauche. L'eau l'ayant un peu dessaoulé, il sonda la foule à la recherche de potentiels soutiens : même si la matrone ne représentait pour lui qu'une négligeable menace, il fallait également compter sur les clients qui s'étaient levés en renfort et dont il ne serait pas aisé de se débarrasser sans tirer son épée. Et Dieu savait qu'il n'aimait pas s'engager dans un combat dont il n'était pas sûr de ressortir vainqueur. Les conversations s'étaient soudainement interrompues et un étrange silence régnait à présent sur la scène. 

Il s'apprêtait à répliquer, lorsqu'il perçut des éclats de voix qui venaient de l'autre côté de la place : prétextant un intérêt soudain pour cette cohue, il se leva du mieux qu'il put, puis s'éloigna en marmonnant dans sa barbe quelque imprécation à l'attention de la vieille mégère. La taulière, l'ouïe étonnamment fine, répliqua d'une voix forte : « Eh, toi là-bas ! T'as ben un bel uniforme, mais rin dans l'crâne, et j'vois qu't'as pas plus de couilles que d'galons d'sus, allez dégage ! » 

Il fit mine de ne rien entendre pour conserver le peu de dignité qu'il lui restait, mais pressa le pas et son souffle s'accéléra légèrement. Puis, oubliant toute retenue et faisant fi des exclamations indignées sur son passage, il se fraya un chemin à coups d'épaules et de coudes jusqu'à l'origine supposée des cris. Un attroupement s'était formé et une foule de curieux l'empêchait de voir ce qu'il se passait : il n'avait pas de temps à perdre, alors d'une voix forte et un peu moins alcoolisée, il cria «  Soldat du Roi, laissez-moi passer  ». 

Lorsque les badauds s'écartèrent, il reconnut à sa longue cape le tire-laine qui lui avait subtilisé sa bourse, entre deux de ses hommes. Le visage dissimulé dans l'ombre de sa capuche, il portait des bottes de cuir, un pantalon tenu par une ceinture, et une chemise en lin. À son côté, une besace pendait sur son flanc droit : tout d'abord désireux de savoir ce qu'elle renfermait, il fut surpris de constater que la bandoulière s'enfonçait légèrement au niveau de son torse, et que le tissu cachait à grand peine deux bosses, qui ne laissaient plus aucun doute sur son sexe. Après une telle déconvenue auprès de la « chote » Margaux, l'arrestation prenait soudain une tournure inespérée et l'interrogatoire qui s'ensuivrait se vêtait d'ores et déjà d'une motivation nouvelle. Lorsqu'il s'avança, conquérant, vers la jeune femme immobilisée, le regard qu'il posa sur elle était teinté de lubricité mal contenue. Fort heureusement, lui seul savait la teneur de ses pensées, car à ce moment, pour rien au monde il n'aurait aimé être à sa place. 


Lexique. Chote: petite en dialecte picard. 

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