Capitulum Quadragesimum

56 9 8
                                    

1654

Cela faisait déjà quelque temps que Friedrich avait été nommé — ou selon ses propres mots bombardé — ambassadeur de Sa Majesté, fonction à laquelle il peinait encore à s'accoutumer. Depuis son affectation au service diplomatique du bon roi Louis, bien que le français fût l'idiome consacré des échanges diplomatiques et des différentes cours d'Europe, ses missions l'avaient contraint à de fréquents déplacements au-delà des frontières du royaume et à y rencontrer pléthore de gens de divers rangs et fonctions et de toutes origines. D'aucuns parmi les membres de la haute aristocratie savaient manier jusqu'aux plus subtiles exceptions du langage, à tel point que, si les infimes vestiges d'accent qui subsistaient dans leur ton ne les eussent trahis, chacun les eût pu croire natifs de la capitale. Devant une telle maîtrise, a fortiori de la part de locuteurs étrangers, le jeune homme ressentit au fond de lui le besoin — teinté de culpabilité — de s'initier à l'idiome de ses interlocuteurs. En effet, s'il était indéniablement aisé de parler à autrui dans une langue qu'il comprenait, converser dans l'idiome maternel de son interlocuteur permettait des échanges plus profonds, car mobilisant les émotions plutôt que l'intellect.

C'est ainsi, sans avouer trop haut la teneur de ses véritables motivations ni réellement savoir par où commencer, que le jeune homme se mit à l'étude. En l'absence de précepteur ou de guide, il se dirigea vers la bibliothèque, où ses chances de réussite étaient légèrement plus importantes qu'ailleurs. Il y possédait déjà nombre d'ouvrages sur la grammaire de l'allemand ou de l'anglais : en furetant dans les hauts rayonnages, il laissa ses doigts filer au hasard à la recherche du miracle, qui se produisit. Il jeta son dévolu sur une grammaire pratique de l'allemand. Lorsqu'il s'en saisit, la couche de poussière qui recouvrait la tranche semblait suggérer un usage plus que sporadique. Soufflant dessus, il manqua de s'étouffer dans le nuage ainsi créé, jurant et pestant, comme si cela allait l'aider de quelque manière que ce fût. Une fois ses voies respiratoires dégagées et les moutons gentiment retombés au sol, il tira une chaise et s'assit à la grande table en bois qui occupait le centre de la pièce. Une fois passé le laborieux déchiffrage de la graphie gothique, l'apprenti polyglotte put se consacrer à l'étude en elle-même.

Le manque de locuteur natif rendait l'apprentissage bien théorique. S'il comprenait le fonctionnement général de la grammaire et tentait de créer des phrases sur le modèle de celles présentées, il lui était impossible de déterminer lesquelles étaient correctes. Dans de telles conditions, que pouvait-il faire, à part se parler à lui-même ? Ce qui ne l'empêcha pas, aidé par le fait d'avoir été partiellement éduqué en allemand, d'arriver à comprendre quelques textes simples. Les souvenances lui revinrent assez rapidement et ses efforts payèrent, car en quelques mois, il fut capable de lire jusqu'aux romans, à la poésie, voire aux traités les plus pointus, quasiment impossibles à se procurer, l'essentiel des communications écrites dans le domaine scientifique et religieux étant rédigé en latin, au détriment des langues vernaculaires. Cela l'aidait à pratiquer sa maîtrise de la langue de Cicéron, mais n'était pas d'une grande aide pour ce qui l'intéressait lui.

Si on faisait abstraction de l'ordre étrange dans lequel il fallait placer les mots les uns à la suite des autres ou encore de la présence d'un genre neutre à l'utilité inconnue, l'allemand était un idiome phonétiquement simple, dans la mesure où tout se prononçait. Une fois mémorisée l'association des lettres et des sons, la lecture et la compréhension étaient fluides.Cependant, en dépit de sa motivation, l'étudiant eut plus de misère à maîtriser l'anglais : en effet, la vocalisation était tellement éloignée de son écriture, qu'il se voyait contraint d'apprendre par cœur pour chaque terme toutes les manières possibles de le prononcer. Ceci mis à part, la relation de parenté entre les deux langues rendait leur apprentissage plus simple, sans compter le nombre de mots français déjà présents dans le lexique de leurs voisins de l'autre côté de l'OcéanBritannique. Pour ne rien arranger, la raison pour laquelle il fallait ajouter « th » après la troisième personne du singulier lui était totalement abstruse, et force fut de constater qu'il les oubliait systématiquement.

MascaradeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant