Capitulum Quadragesimum Sextum

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Un beau matin, en accordant un peu plus d'attention qu'à l'accoutumée aux portraits accrochés aux murs, dont certains représentaient les plus éminents membres de la lignée, et ce jusqu'à l'aïeul d'on ne savait plus quel degré qui avait servi sous le règne de Frédéric 1er de Hohenstaufen — on raconte même que c'était de là que venait le prénom du jeune diplomate, ses parents étant très admiratifs de cet ancêtre —, le baron et la baronne se décidèrent à faire réaliser le leur. Il s'agissait là d'une étape symbolique de l'entrée d'Elster dans la famille, et comme leur situation financière le permettait amplement, ils ne virent pas de raison particulière de repousser l'échéance. Ils réfléchirent longuement à la possibilité de poser ensemble ou séparément, et leur choix final se porta sur des portraits séparés, qu'ils pourraient, au besoin, accrocher l'un à côté de l'autre. Choisie sur les conseils de Theodora, l'artiste qui les réaliserait était une jeune portraitiste répondant au doux prénom d'Eozenn, élève de Guillaume Perrier, le frère cadet de François Perrier, l'ancien maître de Le Brun. Celui-là, bien que de bien moindre notoriété était tout aussi apte à lui prodiguer l'enseignement dont elle avait besoin pour devenir une peintresse de talent. La jeune artiste travaillait dans un atelier en ville, mais se déplaçait tous les jours chez les von Amsel pour réaliser ses croquis, et apprendre à les connaître, étape fondamentale afin de réaliser le portrait le plus ressemblant possible.

Selon une suggestion de sa désormais belle-sœur, le portrait d'Elster fut réalisé par une journée ensoleillée : fort heureusement pour elle, elle n'eut à rester immobile que le temps pour l'artiste de réaliser quelques croquis, et de prendre quelques notes préparatoires. Il n'était ainsi nul besoin de risquer une douloureuse crampe ou une exposition trop longue à la morsure du soleil.

Ainsi, dans un coin du jardin expressément choisi pour rendre hommage à l'occasion et à son teint, la jeune femme se tenait debout, dos à un mur couvert de plantes grimpantes aux feuilles d'un vert intense qui, par endroits laissaient le mur sous-jacent apparent avec çà et là l'une ou l'autre petite fleur blanche. Il y avait également à sa droite de hautes fleurs à longue tige rigide surmontée d'une corolle de multiples pétales allant de l'orangé jusqu'au rose. L'une d'elles reposait dans sa main droite, ses doigts fins et délicats enroulés autour de la tige afin de ne pas l'abîmer et pour la mettre en valeur. Quelques rayons faisaient également briller l'alliance en argent qu'elle portait à l'annulaire. Ses cheveux coiffés en arrière en délicieuse queue de cheval haute, prenaient au soleil une teinte cuivrée, et tout en dégageant ses oreilles au lobe exquis, laissaient son visage aux traits fins s'illuminer dans la lumière de l'après-midi. Ses fins sourcils formaient une ligne au-dessus de ses paupières closes, lesquelles empêchaient alors de voir ses prunelles couleur noisette, ou plutôt chocolat qui, par moments, se teintaient d'ambre et de miel. Vêtue non pas des robes traditionnelles de la noblesse, elle portait une simple tunique longue d'un blanc immaculé, seulement ceint d'un ruban d'un bleu profond et royal. Les manches s'arrêtaient à mi-longueur et dévoilaient ses avant-bras. Le col, relativement échancré, laissait apparaître la silhouette de ses clavicules et une partie de la musculature de son cou. Et fait assez rare pour être souligné, ses lèvres fines étaient couvertes d'écarlate. Elle semblait une Muse au milieu d'un jardin paradisiaque, surprise par quelque visiteur silencieux dans sa méditation. À quoi pouvait-elle penser ? Nul ne le savait.

Après avoir essayé plusieurs poses, celle-ci était celle qui mettait le mieux la jeune femme en valeur. La jeune peintresse se montra fort attentionnée, gardant toujours un œil sur son modèle, à des fins non seulement pratiques liées à la réalisation de l'ouvrage, mais également par souci pour sa personne : régulièrement, la dessinatrice interrompait la course de son crayon sur la feuille pour s'assurer qu'elle allait bien. Ainsi, poser se révéla beaucoup moins pénible que prévu, loin des séances interminables qu'elle avait imaginées, où elle eût été contrainte de passer des heures, sans avoir le droit de bouger de ne fût-ce l'ombre d'un d'un orteil, soupirant en se languissant qu'un vieil homme aigri et perruqué daignât choisir ses couleurs, et ce sans la moindre assurance qu'il possédât la moitié du talent qu'il comptait de cheveux naturels sur sa tête. Il n'en fut pourtant rien. L'artiste passa beaucoup de temps avec elle pour la rassurer sur sa beauté, et s'empressait de souligner avec une candide bienveillance les efforts faits pour endosser le difficile rôle de modèle, tâche dont elle s'acquittait pourtant avec un certain brio. Ces quelques mots, pour une demoiselle peu familière des portraits et des mœurs de l'aristocratie en général, était une véritable délivrance.

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