1655
À la suite de cet effroyable épisode, le jeune couple poursuivit sa vie à la demeure familiale, ainsi que dans un petit cocon dont les duveteuses parois les gardaient des menaces extérieures. Au détour d'une de leurs nombreuses conversations, les deux amoureux en vinrent à évoquer à nouveau l'enfance de la jeune femme. En effet, il s'agissait d'un sujet qu'ils abordaient peu, la dernière fois remontant à leur commune chevauchée en direction du Saint Empire. Avec sa maladresse habituelle, Friedrich lui demanda de but en blanc si le village où elle avait grandi, dans le Nord de la France,lui manquait, et si elle avait envie d'y retourner. Prise de court, celle-ci en soupirant répondit qu'en dépit de la grande beauté du village et de ses alentours, elle n'avait plus rien à voir là-bas : son père ayant jusqu'à la fin refusé de la reconnaître, elle n'y avait plus aucune attache, et a fortiori pas davantage de légitimité à s'y rendre. Saisissant au milieu de ses noires pensées un minuscule, mais lumineux filament d'espoir soufflé par son passé et guidé par son cœur, son regard s'illumina au moment d'ajouter que peut-être à Abbeville, quelqu'un encore se souviendrait d'elle. Entreprendre un tel voyage sans la moindre certitude de rencontrer quiconque était un pari des plus risqués, mais même si elle n'y trouvait personne — et mieux valait, au regard de la relation qu'elle entretenait avec sa famille —, elle pourrait au moins se recueillir sur la tombe de sa sœur, qu'elle n'avait jamais eu l'occasion de voir avant sa mort. En effet, elle avait dû faire le deuil d'Eleonor, partie trop tôt des causes de la maladie fulgurante qui l'avait emportée, mais également celui de Margaret, dont elle avait perdu toute trace depuis des années.
Bien plus tard, elle apprit de la bouche du Père Maxence que son aînée, après son départ, n'avait eu d'autre choix que de s'unir à un homme issu de la roture, un bourgeois, marchand de son état, bien en dessous de sa condition. Hélas, une jeune fille issue d'une famille désargentée, aussi noble qu'elle fût, n'avait pas voix au chapitre. Sans oser la regarder directement, l'homme d'Église lui avait demandé pardon de se faire le messager d'aussi mauvaises nouvelles concernantla dernière famille qui lui restait, mais loin de lui en vouloir, la jeune femme, heureuse et soulagée de savoir sa sœur aînée encore vivante, s'était jetée à son cou. Sa mère, quant à elle, ou plutôt sa génitrice au vu de la surprenante proximité — celle que partageaient l'eau et l'huile — qui caractérisait leur relation, avait quitté la région au décès du père de ses filles, Alexandre, Chevalier von Straussberg et du Saint Empire, contrainte de rentrer vivre dans sa propre famille auprès de son père. Si Dieu ou qui que ce fût d'autre eût pour elle quelque miséricorde, il était probable qu'elle comptât encore au nombre des mortels. Cependant, après tant d'années rien ne garantissait qu'elle eût le moindre désir de la recevoir ou même d'entendre parler d'elle. Peu désireuse de se hâter et de précipiter la décision, Elster demanda également au Père Maxence s'il souhaitait les accompagner : la question lui fut posée dans un sincère désir de connaître sa réponse, mais avec l'espoir secret qu'il accédât à sa requête informulée. En effet, l'ecclésiastique avait toujours occupé une place importante dans sa vie et elle tenait à l'avoir à ses côtés au moment où elle irait se recueillir sur la tombe de sa sœur aînée. Celui-ci, posant un regard bienveillant sur sa protégée, comprit sans peine la demande qui lui était faite et accepta avec joie.
Une fois les préparatifs achevés, Elster et Friedrich s'élancèrent au galop sur les chemins, soulevant derrière eux de conséquents nuages de poussière dans lesquels il valait mieux ne pas s'attarder, persistèrent ainsi sur une lieue ou deux, puis leur fougue retombée, ils adoptèrent une allure plus raisonnable. Pendant les deux jours de chevauchée que durèrent leur voyage, les jeunes gens eurent plus que le temps de deviser avec plus ou moins de sérieux sur tous les sujets possibles et imaginables allant de la politique intérieure du royaume à la manière dont les fleurs pouvaient communiquer entre elles. Avaient-elles un langage propre à chaque espèce, pouvaient-elles se comprendre ? L'être humain pouvait-il les comprendre ? Ils eurent même le temps d'improviser une chorale — qui ne pouvait compter que deux parties, mais avait le mérite d'exister —, en espérant que le ciel, par miracle, appréciât le spectacle, ou que dans sa grande mansuétude,retiendrait ses nuages et la pluie qui les accompagnait, et surtout pour ne croiser personne qui ne fût déjà sourd, sans quoi jamais ils ne pourraient paraître à nouveau en public après une telle disgrâce. Pourtant, malgré le manque flagrant de soutien dont souffraient leurs pauvres voix à cause des cahots de la route et des mouvements des chevaux, leur ensemble sonnait particulièrement bien, même lorsqu'ils se lancèrent dans un récital de chansons paillardes.
Ils s'amusèrent également à imaginer ce que pouvait être la vie de ces aqueux météores qui, lentement, dérivaient au-dessus de leur tête, et ce que ceux-ci leur diraient s'ils étaient doués de parole — probablement qu'ils chantaient très faux ou qu'ils eussent apprécié ouïr un autre répertoire. Peut-être le pouvaient-ils, mais dans une langue différente, inaccessible à leurs mortelles oreilles, raison pour laquelle la réponse ne leur serait jamais parvenue. L'âme poétesse, les deux ménestrels d'un jour se dirent que les gouttes de pluie devaient être leurs larmes trop longtemps retenues, parce qu'ils avaient un message à transmettre que personne ne prenait le temps d'écouter. Ainsi, dans l'espoir que cela suffirait à les apaiser, ils chantèrent quelques couplets en l'honneur de l'azur et de ses blancs et cotonneux habitants, en comparant les nuages à des moutons et le Soleil à un berger, dans une forme de chant pastoral revisité à leur façon. Hélas, ils ne surent jamais si leur mélodie avait pu toucher leurs nouveaux amis, mais son exécution avait au moins eu l'avantage de bien les faire rire.
Ils eurent une pensée émue pour l'infortuné Père Maxence, dont l'âge avancé ne permettait plus les longues chevauchées comme auparavant, et qu'ils avaient dû laisser dans la voiture, en compagnie de Jean, un jeune garçon enthousiaste, serviable, mais toujours aussi peu rassuré à l'idée de laisser partir ses maîtres au loin. L'ecclésiastique, prenant son mal en patience, passa des heures à le rassurer et à le convaincre d'en accepter l'idée. De plus, habile diplomate, il le sollicitait régulièrement pour de petits services afin de garder son esprit occupé, et force était de constater que le stratagème portait ses fruits : le jeune domestique dévoué semblait très heureux de satisfaire chacune de ses demandes, un sourire béat vissé sur les lèvres. Le vieil homme avait prévu une réserve certaine de livres afin de se distraire lorsque la contemplation du dehors ne serait plus suffisante, à plus forte raison lorsqu'on savait que le paysage dans cette province pouvait être charmant avec ses petits villages, mais qu'en dehors de cela, les champs et le peu de reliefs rendaient l'observation assez monotone, sans compter les intempéries qui, disait-on, étaient plus que fréquentes ; la scrutation d'un horizon toujours identique sous la pluie n'était pas ce qu'il y avait de plus agréable surtout s'il s'agissait de passer quatre jours enfermé entre quelques planches, et seul. En effet, ses deux compagnons, jouissant d'une meilleure condition physique, avaient refusé le carrosse proposé par les domestiques, avançant que le trajet prendrait au moins le double de temps, sans compter l'inconfort d'être enfermé dans une boîte, qui, malgré un récent rembourrage des bancs dans le but de ménager les fesses de leurs occupants, manquait cruellement d'attrait. Au moins, avaient-ils raillé, il pourrait leur faire un compte-rendu complet sur le moelleux de la banquette lorsqu'il l'aurait testée. Comprenant qu'aucune malveillance ne se cachait derrière leurs propos, il ne leur en tint pas rigueur et leur souhaita de faire bonne route.
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Mascarade
Fiksi SejarahDans le cadre fastueux du Théâtre Royal de Versailles, un jeune aristocrate tente, loin - et pourtant si près - de la cour et de ses intrigues, de s'évader de sa condition à travers les arts lyriques sous couvert d'une fausse identité. En effet, son...